L'enfer numérique : Voyage au bout d'un Like de Guillaume Pitron
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La révolution numérique n'est pas soutenable et nous mène vers une catastrophe planétaire
Même si, ayant été publié en 2021, l’ouvrage commence à être daté et fragilisé par des évolutions géopolitiques et technologiques non anticipées par l’auteur, sa thèse, qui dénonce que la croissance exponentielle du monde numérique nous mène vers une catastrophe planétaire, conserve toute sa pertinence et sa force de démystification du discours des acteurs - industriels ou étatiques - engagés dans cette révolution technologique. L’auteur, qui est journaliste spécialiste des enjeux économiques portant sur les matières premières, n’hésite pas à prendre personnellement position et manifeste un fort pessimisme sur la marche du monde. L’industrie numérique, à rebours de la dématérialisation qu’elle prétend incarner, est en réalité fortement consommatrice de ressources, notamment minières et énergétiques, à tel point qu’elle pèse aujourd’hui très lourd dans le bilan des activités humaines polluantes et menace les équilibres planétaires. Son formidable essor n’est pas écologiquement soutenable et des mesures d’encadrement du développement de l’industrie numérique sont absolument nécessaires pour éviter la catastrophe qui nous menace et dont le grand public, devenu dépendant des smartphones et des réseaux sociaux, n’a pas pleinement conscience.
Toutefois, l’ouvrage n’est pas exempt de défauts, d’approximations et omissions qui fragilisent certaines analyses. Tout d’abord, l’auteur maîtrise insuffisamment les concepts scientifiques et techniques du numérique. Par exemple, pour présenter les perspectives de croissance induites par la révolution de l’informatique quantique, l’auteur écrit que la puissance de l’ordinateur quantique est due à son exploitation des lois quantiques permettant qu’une particule puisse être présente simultanément à deux endroits en même temps. Cette ineptie traduit une incompréhension de l’informatique quantique et une méconnaissance des concepts les plus élémentaires de la physique quantique qui, au contraire, décrit les particules élémentaires comme des ondes-corpuscules non locales. De même, pour évoquer la difficulté de surveiller le réseau tentaculaire des câbles sous-marins transocéaniques, il souligne que ces câbles ne sont pas détectables par radar. Ces approximations sont gênantes car elles permettent parfois de mettre en doute la rigueur de l’argumentation. Enfin, l’angle d’approche par l’impact écologique, même si la problématique est cruciale, tend à trop écraser les autres enjeux, qui sont minimisés ou omis. Par exemple, l’essor et l’impact de la cybercriminalité, les applications militaires du numérique (évidentes aujourd'hui dans le cadre du conflit ukrainien avec la dronisation et la numérisation du champ de bataille, mais aussi avec les cyberattaques conduites pour nuire à l’adversaire), l’impact sociétal et humain du numérique (dénoncé notamment par Thierry Desmurget dans son essai au vitriol "La fabrique du crétin digital", paru en 2019, et présenté sur CL) sont à peine mentionnés alors que ces enjeux nous préparent, eux aussi, un enfer numérique…
Néanmoins, cet ouvrage est important par la démonstration de l’impact environnemental – non soutenable - de notre usage frénétique du numérique et de notre propension à développer toutes les potentialités de l'IA, sans en maîtriser les implications de long terme. En 2021, l'auteur était précurseur de cette mise en garde, que les média ont commencé depuis peu à relayer. La thèse de Guillaume Pitron me semble aussi avoir été reprise par certaines personnalités proches des « Soulèvements de la Terre » (comme Celia Izoard), qui l’ont malheureusement amalgamée à d’autres luttes (droits LGBT+, antiracisme, etc.) : cette convergence des luttes est source d’une immense confusion…
Je vous en propose ci-dessous une recension détaillée par chapitre :
Introduction :
Depuis la machine à vapeur, les inventions technologiques accélèrent la transformation du monde. Le bouleversement induit par la numérisation est si rapide qu’on peine à prendre conscience de son ampleur. A horizon 2030, la totalité de l’humanité (contre la moitié en 2025) sera connectée. Cette révolution est accompagnée d’un discours de propagande de l’industrie numérique, qui vante une virtualisation sans impact néfaste sur le monde. C’est une illusion, dont profitent les USA et la Chine pour prendre le contrôle du cyberespace via le contrôle des ressources nécessaires à l’industrie numérique, qui ne vise qu’à nous tranquilliser tandis que l’économie mondiale bascule dans le capitalisme numérique.
L’auteur a voulu lever le rideau sur les réalités cachées derrière les grands discours. Par ses rencontres et ses visites (menées dans une dizaine de pays), il dévoile l’impact colossal de l’infrastructure mondiale (aussi bien terrestre que maritime et spatiale) de l’industrie numérique, qui consomme déjà 10% de l’électricité mondiale. Dans ce contexte, les GAFAM intensifient leurs discours pour « verdir » leurs activités, en s’appuyant largement sur l’ignorance du public. Néanmoins, en 2018, la contestation climatique citoyenne a commencé à s’organiser au niveau mondial sous l’impulsion de la jeunesse (cf Greta Thunberg). L’auteur souligne toutefois à juste titre l’immense paradoxe – voire la contradiction - entre le discours militant de la « génération climat » pro-vegan, anti-gaspi, etc. et sa dépendance au numérique, qu’elle ne remet pas en cause (exemple US : un ado passe en moyenne 7h30 chaque jour devant les écrans, dont 3 heures de consommation de streaming et 1 heure sur les réseaux sociaux). Pour l’auteur, la « génération climat » est celle des « digitale native », qui se piège elle-même en croyant que le numérique est l’outil de son émancipation alors qu’il est l’outil de son asservissement par l’industrie numérique, qui se soucie peu du bien commun et de son impact écologique. La « génération climat » répète l’erreur de celle de ses parents dans les années 60, quand la révolte de la jeunesse a été récupérée au profit de la mondialisation capitaliste.
1. Numérique et écologie : un lien fantasmé
Les villes et espaces urbains, qui représentent 2 % de la surface du globale, concentrent tous les enjeux de pollution et de consommation des ressources. Les projets numériques de « smart city » (443 projets e/c de développement en 2016) visent à permettre un meilleur contrôle des flux et des activités pour optimiser la consommation énergétique, améliorer la meilleure qualité de vie et réduire l’impact écologique.
Prenant l’exemple de « Masdar City » aux Emirats arabes, projet pharaonique de nouvelle cité (budget = 17 G€), l’auteur constate que les TIC (= technologies de l’information et de la communication), qui structurent les projets industriels de domotique (building management system), de véhicules autonomes et d’IA, ne produisent pas les résultats attendus pour maîtriser la complexité des phénomènes urbains. En outre, des études publiées en 2019 ont montré que le bilan des smart cities était globalement négatif car l’énergie nécessaire aux équipements numériques de la smart city (en intégrant leur fabrication) s’avère supérieure à la somme des gains énergétiques potentiels obtenus par l’optimisation de la consommation ! En fait, géographes et urbanistes sont globalement méfiants envers le concept de « smart city », qui est un modèle poussé par l’industrie numérique et son culte de la modélisation, affiché en solution à tous les problèmes. Parce qu’un seul smartphone actuel est plus puissant que tous les systèmes informatiques de la NASA lors du programme Apollo, l’industrie numérique proclame, via le projet « IT for Green », que sa puissance de modélisation et de traitement des données permettra d’arriver à un modèle de « durabilité sociale et environnementale ». L’industrie s’appuie sur un lobby très efficace, le GeSI (Global e-Sustainability) pour promouvoir ses intérêts et a même obtenu que l’ONU préface son rapport SMARTer2030, qui a été repris à des fins de politique publique en Europe (cf Pacte Vert pour une Europe durable, présenté en 2019 par Ursula von der Leyen) alors que sa rigueur scientifique est largement mise en cause par de nombreux spécialistes.
Ces mises en garde sont peu audibles car le numérique est déjà dans nos vies. En outre, comprendre ses effets pervers suppose de préalablement comprendre le fonctionnement d’une technologie complexe et méconnue. Par exemple, un simple « like » traverse les 7 couches de fonctionnement d’internet (application / présentation / session / transport / réseau / liaison / physique), que nul ne connaît alors qu’elles s’étendent à travers la planète (notamment via les câbles sous-marins)
Néanmoins, la société évolue. Ainsi la Suède a été le premier pays au monde à s’attaquer à la pollution numérique, en produisant un label sur les normes de fabrication pour protéger les opérateurs, qui a été ensuite étendu à des enjeux éthiques et environnementaux. L’industrie s’y est alors intéressée mais a surtout procédé à du green-washing pour préserver son image
2. De la zénitude des smartphones
34 milliards d’équipements numériques sont en service dans le monde, alimentant une intense lutte commerciale pour développer des systèmes de plus en plus compétitifs et performants. Le progrès technologique repose de plus en plus sur l’utilisation de matériaux spécifiques. Ainsi, un smartphone intègre env. 50 matières premières différentes (à des quantités le plus souvent de l’ordre du gramme) tandis qu’un téléphone des années 60/70 n’en contenait qu’une dizaine.
Chaque batterie de téléphone contient 2 grammes de graphite. La Chine fournit 70% de la production mondiale, avec des méthodes d’extraction minière très dommageables pour la nature et les personnes (constat de l’auteur, lorsqu’il se déplace dans la province du Heilongjiang pour documenter cette pollution). En cumulant les équipements, les centres de stockage et les réseaux, les TIC absorbent 12.5 % de la production mondiale de cuivre, 23 % de l’argent, 40 % de l’antimoine, etc. (extraits principalement en Asie, en Afrique, en Amérique latine et en Australie). L’industrie numérique, qui vante la dématérialisation, est donc très matérielle ! Et si les pays émergents rattrapent le niveau de vie des pays occidentaux et manifestent la même frénésie de consommation (en Europe, un jeune de 18 ans a déjà eu en moyenne 5 téléphones portables !), l'impact sera démultiplié à des niveaux insoutenables. Nos modes de consommation entretiennent un gaspillage permanent. Outre l’obsolescence programmée des composants, l’évolution des logiciels - que les éditeurs cessent d’entretenir ou rendent incompatibles des nouveaux équipements – alimente une course sans fin au remplacement des produits. En fait, les logiciels devenant de plus en plus lourds et complexes (entre 1995 et 2015, le poids d’une page web a été multipliée par 115), il leur faut de nouveaux processeurs et équipements pour fonctionner. L’une des options serait la réparation ou le recyclage (qui aujourd’hui avoisine 20%) mais les fabricants s’y opposent. En fait, les industriels imposent que toute réparation soit effectuée dans leur réseau, se créant ainsi un nouveau marché profitable tout en accentuant notre dépendance.
Globalement, le discours de l’industrie numérique fonctionne auprès du grand public, car les gens sont sensibles aux arguments :
- des théoriciens libertariens, pour qui le numérique est à la fois source de libertés (car les notions de frontières et limites physiques sont supprimées) et de profits (en facilitant le développement et le commerce de concepts et services, sans même avoir à la produire [l’industrie sans usine])
- des publicitaires, qui manipulent le langage pour nous imposer d’adhérer à la dématérialisation (ex : le cloud = marketing du champ sémantique du « nuage »)
- des designers, qui soignent le profil épuré de leurs équipements (ex : Apple, vantant la simplicité et l’harmonie)
Pourtant, des acteurs tentent de créer une autre informatique, plus éthique et soucieuse à la fois du consommateur et de la planète. L’auteur présente les Pays-Bas comme à la pointe du combat. Des réseaux de « repair cafés » (le premier est né à Amsterdam) ont essaimé sur la planète et un universitaire néerlandais a lancé le projet « closing the loop » pour maintenir en Europe (voire les réimporter depuis les décharges d’Afrique !) tous les déchets électroniques afin de les recycler. Enfin, la société Fairphone, installée à Amsterdam, commercialise des téléphones éthiques (l’origine des minéraux présents est garantie), réparable (via une conception modulaire) et à longue durée de vie.
3. La matière noire de l’immatériel
L’auteur présente longuement la méthode de calcul développée par Jean Teubler, de l’institut de Wuppertal (Allemagne) - intitulée le MIPS (= material input per service unit) – pour mesurer les ressources nécessaires à la somme de toutes les étapes de la création d’un produit ou d’un service. Cette méthode est plus représentative que la simple mesure de la pollution (par tonne CO2) directement causée par un équipement. Ainsi, un smartphone de 150 g « pèserait » 183 kg tandis que le MIPS d’un simple SMS « pèserait » 630 g de ressources. L’auteur propose d’inscrire le MIPS sur nos équipements pour que le grand public prenne mieux conscience de l'impact des équipements qu’il achète mais comme l’unité de ressources n’est pas définie, la présentation du MIPS m’a semblé assez confuse…
Les puces électroniques, qui ont un MIPS très élevé, constituent un enjeu vital de l’industrie numérique. La fabrication des puces, qui requière des technologies d’une extrême précision (échelle nanométrique, pureté des composants, etc.), est un marché spécifique dominé par les USA (Intel, Qualcomm – à noter que l’auteur omet Nvidia), Taïwan (TSMC – leader mondial) et Corée du Sud (Samsung). Néanmoins, de sa fabrication à son intégration dans l’équipement, la puce mobilise des milliers de sous-traitants et incarne l’économie mondialisée. En outre, elle consomme énormément d’électricité et d’eau. L’obsession des fabricants est la performance exigée par leurs clients (Apple, Huawei, etc.) et non l’efficacité énergétique. Néanmoins, les populations commencent à s’émouvoir de l’impact de cette industrie. A Taiwan, la population a été marquée par la consommation d’eau de TSMC (156 000 tonnes d’eau pour le rinçage des puces à l’eau désionisée) lors des périodes de sécheresse et s’inquiète des rejets toxiques (produits chimiques, CO2, etc.). En Chine, outre le smog des centrales à charbon, les gaz fluorés (qui ont remplacé les CFC nocifs pour la couche d’ozone et dont la Chine est le 1er producteur) utilisés pour climatiser les centres de données et les serveurs, sont de très puissants gaz à effet de serre. Des produits de substitution (HFO) ont été développés par la société US Honeywell, qui commercialise sa gamme de gaz à un prix très élevé. L’objectif avoué et assumé d’Honeywell, qui a le soutien de Washington, est le retour sur investissement et non la lutte contre le réchauffement climatique. L’auteur dénonce ainsi l’obsession économique de tous les grands groupes industriels.
4. Enquête sur le nuage
La gestion du flux de données de l’industrie numérique s’appuie sur une architecture planétaire, qui demeure méconnue car presque invisible : celle des centres de données, ou datacenters. Ces bâtiments, aux façades anonymes dans le cœur des villes, hébergent le « cloud » et toutes les données du net. En fait, seules quelques grandes firmes (comme les GAFAM) ont les moyens de gérer leurs propres serveurs dans des espaces privatisés. En une dizaine d’années, le cloud s’est enraciné au sol via les hubs et datacenters (dont la densité est grande autour des places boursières). Il existerait dans le monde 3 millions de petits datacenters, 100 000 de taille intermédiaire et 500 dits « hyperscale » (le plus grand est en Chine : c’est le datacenter de Lanfgfang, dont la surface équivaut à 100 terrains de foot]). Ce marché dépasse déjà 100 milliards d’euros et va continuer à croître car l’humanité produit auj. 5 exaoctets par jour or l’essor des objets connectés va provoquer une hausse exponentielle.
Pourquoi tout stocker ? On ne sait pas aujourd’hui quelle data est utile ou inutile mais comme la data est source de profits colossaux, on la provoque et on la conserve. Par exemple, la vraie finalité du marché des trottinettes en libre-service n’était pas de proposer un mode de transport mais de récupérer des données personnalisées sur des profils (nom, courriel, etc.) et des habitudes (lieux visités, horaires de déplacement, etc.) afin de constituer une masse critique susceptible d’être commercialisable. Les entreprises, notamment Facebook, appâtent le client par des services gratuits qui ne visent qu’à pomper des données personnelles pour affiner des profils de consommateur. Facebook est ainsi devenu l’une des régies publicitaires les plus efficaces et rentables au monde. Aux USA, plus de 50% des revenus de la pub sont générés en ligne. L’abondance des trackers (notamment ceux liés à Facebook et Google, les plus présents sur les équipements nomades) sonne le glas de notre anonymat, auprès des sociétés privées mais aussi des gouvernements. C’est le cas en Chine et aux USA, où Trump a déjà utilisé des données personnelles transmises par des sociétés pour arrêter des migrants illégaux.
La data étant devenue une ressource, on la stocke et on la thésaurise. Outre la publicité, elle alimente le machine-learning de l’IA. Ce stockage suppose des infrastructures énormes. Aux USA, la concentration de datacenters dans la région d’Ashburn, en Virgine, a fini par susciter l’opposition des habitants. En Utah, à Bluffdale, le datacenter de la NSA (le 3ème plus grand au monde) a provoqué une guerre de l’eau quand des activistes et un élu républicain se sont unis pour s’opposer à la NSA (dans le contexte des fuites révélées par Snowden, qui avaient discrédité la NSA) en utilisant le 10ème amendement, qui autorise un Etat à ne pas fournir d’aide matérielle à l’Etat fédéral. Néanmoins, le mouvement s’est essoufflé et le datacenter de la NSA n’a pas déménagé.
5. Une fantastique gabegie d’électricité
Les chiffres économiques du numérique sont faramineux : 1 M€ / minute (ventes en ligne) – 4.7 millions de vidéo consultés / minute sur youtube. Toute panne de service (exemple : coupure d’instagram pendant 6 heures en 2012) ou de datacenter a des impacts énormes. En France, OVH (n°1 du cloud en France) a subi le 06/11/2017 2 pannes simultanées mais indépendantes à Roubaix et à Strasbourg, impactant le fonctionnement de la SNCF et de BFM. L’intervention, menée dans l’urgence pour sauver l’image de fiabilité d’OVH, a été menée en 4 jours.
En raison des exigences de continuité de service, d’hyperdisponibilité, de fiabilité et de rapidité, les datacenters sont surdimensionnés pour absorber les pics d’activité et répliqués sur des sites miroirs distants. Ainsi, la messagerie Gmail est dupliquée 6 fois, sur des plaques tectoniques différentes ! Outre de l’eau pour climatiser les locaux et l’électronique, les datacenters ont besoin de beaucoup d’électricité. Quand Amazon s’est installé en France, le groupe a signé un contrat de 155 mégawatts (= ville de plusieurs millions d’habitants). A Amsterdam, la situation a conduit à un moratoire, décidé en 2019, sur l’installation des datacenters, qui menaçaient de saturer les capacités énergétiques au détriment de la population. En Irlande, où la fiscalité a attiré les GAFAM mais aussi ByteDance (maison-mère de TikTok), les datacenters pourraient consommer 30% de l’électricité produite à horizon 2028. Or en Irlande, 60% de l’électricité est produite au charbon.
En conséquence, les datacenters contribuent à la pollution globale en alimentant l’industrie du charbon, y compris aux USA (mix US : centrales à charbon = 12% de l’électricité produite – nota : le charbon représentait 50 % en 2005). L’auteur, lors d’une visite dans les Appalaches, découvre que le charbon est extrait par arasement de montagne (« mountaintop removal »), pratique moins onéreuse que de creuser des galeries. Les Appalaches présentent une centaine de montagne décapitées, ce qui a provoqué un effondrement de la biodiversité, un détournement des rivières et une pollution massive. Les datacenters d’Ashburn sont alimentés par le groupe Dominion Energy, qui domine l’économie locale et la vie politique de Virginie. Les GAFAM ont écrit une lettre commune à Dominion pour lui demander de verdir l’électricité fournie mais Dominion s’est simplement contenté de compenser sa production sur le marché carbone. Au final, on estime qu’un mail avec PJ pèse 20 grammes de CO2 or 319 milliards de mails échangés par jour… Et ce n’est rien par rapport aux vidéos en ligne, qui représentent 60% des flux de données.
6. La bataille du Grand Nord
Face à la pression des écologistes (Greenpeace a mené des actions dans la Silicon Valley), les opérateurs ont envisagé des datacenters immergés ou des fermes de panneaux solaires mais la tendance actuelle est à la délocalisation en Scandinavie, où le froid polaire allège le besoin de climatisation et présente même un gain pour les populations (datacenters utilisés en source chaude !).
Cette nouvelle politique est due à la Suède, qui a su attirer Facebook via un lobbying habile (via Node Pole). Séduit par les opportunités (froid garanti, immobilier pas cher, hydroélectricité verte), Facebook a installé à Lulea, à 100 km du cercle polaire, un immense immeuble (30 mètres de haut – 300 mètres de long). Toutes les données Facebook en Europe (dont WhatsApp) sont concentrées en Suède, dans un site ultra-protégé et discret car Facebook a pris soin de se cacher, comme le font souvent les GAFAM, derrière une société écran (Pinaccle Suède AB).
L’installation de Facebook a créé un appel d’air en Scandinavie pour d’autres GAFAM. En Norvège, Kolos est le plus gros datacenter de co-location au monde, rapidement convoité pour le minage de cryptomonnaie (nota : le bitcoin représente 0.5 % de la production d’électricité mondiale). Néanmoins, le marché des datacenters évolue en fonction de nouveaux enjeux de souveraineté. Les grands pays veulent leurs propres datacenters pour stocker les données sensibles et garantir la rapidité de transfert entre les utilisateurs et les datacenters, ce qui provoque une bascule de logique des mégadatacenters vers un réseau (= edge) de microdatacenters de proximité implantés dans tous les pays du monde
Face à ce besoin de data, des associations tentent d’organiser la diète numérique (exemple du projet Digital Cleanup Day lancé en Estonie, où chacun nettoie ses données inutiles), prônent la sobriété numérique (utiliser le wifi et non la 4G, ne pas regarder une vidéo en HD, éviter les services des GAFAM, etc.) voire de limiter son usage d’internet (slow web) ou même de s’en passer (avec des éléments de langage rappelant les ludistes). En fait, il suffit d’inverser le paradigme : plutôt que de privilégier le tout-stockage de la data, il faudrait privilégier les modalités d’acquisition et de stockage de la data pour en réduire l’impact. Mais l’internet des objets pose un problème majeur.
7. Expansion de l’univers numérique
En 2017, la publication de « The third wave », par Kevin Kelly, a présenté le projet des technoprophètes. Après la 1ère vague de connection des ordinateurs et la 2ème vague de connection des internautes (réseaux), la 3ème vague sera celle de la connection des êtres et des objets (tout ce qui pourra être doté d’un capteur RFID), qui n’est qu’un prémice du « holos » (= matrice globale), sorte d’internet du tout qui peut faire redouter la colonisation de l’homme par la machine…
En 2019, 20 milliards d’objets sont connectés et les flux de données imposent un réseau ultraperformant, celui de la 5G. Monaco est le premier Etat au monde intégralement couvert par la 5G et c’est en outre un paradis fiscal : ces deux atouts ont séduit des milliardaires fortunés attirés par les opportunités économiques. En Corée du Sud, le déploiement massif de la 5G et du ultra haut débit a permis de nouveaux usages : streaming HD mais surtout dronisation, IA, voiture autonome connectée, etc. La 5G constitue une priorité nationale de la Chine qui, via Huawei, possède les capacités de contester la suprématie technologique occidentale. La 5G constitue aussi un immense marché de renouvellement des infrastructures, réseaux, antennes, téléphones, etc. et un potentiel levier d’économie énergétique. Toutefois, il est certain que le gain écologique sera effacé par un usage décuplé et une explosion de la consommation, car toute nouvelle technologie fait consommer davantage. Une étude menée par Ericsson concluait que 20% des utilisateurs consommeront 10 fois plus avec la 5G qu’avec la 4G et que la 5G impactera directement la consommation des ressources (minerais, énergies, etc.)
8. Quand les robots pollueront davantage que les humains
La 5G renforcera la capacité des ordinateurs de dialoguer entre eux (M2M : machine to machine) et de générer/traiter de la data sans intervention humaine. L’humain ne représente plus que 60% des activités sur le net. D’un réseau utilisé par et pour les hommes, nous basculons vers un réseau utilisé par et pour les machines, qui n’ont aucune limite dans la production de la data : c’est la révolution robotique.
Le premier marché de la révolution robotique est la finance. Depuis 1980, le rôle croissant des algorithmes et des robots « trader » a provoqué l’émergence du trading haute fréquence, qui représente 70 % des ordres et 40 % de la valeur échangée par les hedge funds (env 10 000 dans le monde). En 1982, un ancien mathématicien de la NSA a créé le fonds « Renaissance Technologies », capable d’automatiser l’analyse des signaux scrutés par les hedge funds. Aujourd’hui, la capacité décuplée d’analyse des algorithmes et de l’IA a transformé les « hedge funds » en « quant funds », où l’analyse financière et tout ou partie de la décision est automatisée. Ainsi, BlackRock (le 1er gestionnaire au monde) utilise Aladin pour gérer 15 000 milliards d’actifs (7 % des actifs mondiaux !). La valeur gérée par ces fonds dits passifs, par rapport aux fonds dits actifs gérés par des humains, dépassent aux USA le montant des fonds actifs. Certains fonds sont même allés jusqu’à faire entrer l’IA dans leurs conseils d’administration, comme DKV (Deep Knowledge Venture) à Hong-Kong et EquBot aux USA. Des sociétés ont décidé de se délocaliser aux USA pour accéder plus aisément à la capitalisation par fonds passifs, notamment les sociétés cherchant à alléger la contrainte des normes ESG car les algorithmes y sont moins sensibles que les humains, se contentant de rechercher le profit. En outre, les fonds se refusent à modifier les lignes de code de leurs algo, arguant que l’opération est devenue trop complexe et sensible.
En fait, l’IA est parfois présentée comme une solution de gouvernance globale. Deux hypothèses sont possibles : soit nous construirons une IA faible (qui restera sous contrôle humain) soit nous construirons une IA forte (qui, quand elle aura acquis la capacité d’auto-apprentissage, deviendra une super-intelligence). Les technoprophètes considèrent que la complexité des problématiques auxquelles l’humanité est confrontée impose le recours à une superintelligence (= IA forte) et que notre rôle n’est pas de chercher à résoudre les problématiques mais de construire l’IA forte qui sera capable de les résoudre. Outre la catastrophe énergétique de cette proposition d’accélération (qui, en 2040, absorberait 50 % de la production mondiale), se contenter de construire l’IA fait reporter le traitement de la problématique environnementale sur les générations futures, qui risquent d’être confrontées à un Leviathan numérique et à un tsunami de complexité. Néanmoins, ce monstre tentaculaire se construit à l’échelle mondiale, via l’extension du réseau des câbles transocéaniques.
9. 20000 tentacules sous les mers
Al Gore a déclaré que le commerce transite par des autoroutes d’asphalte mais de plus en plus sur des autoroutes de l’information. En fait, l’architecture physique d’internet repose sur des câbles connectant les réseaux. Les câbles transocéaniques jouent un rôle prépondérant par rapport au satellite car ils sont beaucoup moins chers. Le premier câble entre les USA et l’Europe fut le TAT-8, posé en 1988. Depuis, 450 câbles (représentant plus d’un million de km) ont été posés, avec des nœuds de concentration à Djibouti, Suez, Malacca. Un millier de câbles seront en service à horizon 2030. Contrairement à l’adage, le monde sans fil n’est pas sans fil !
Le marché des câbles sous-marins est évalué à 22 milliards de dollars en 2025, partagés entre les fabricants des câbles, les opérateurs (propriétaires des câbles) et les armateurs des navires. Les GAFAM posent eux-mêmes leurs câbles (concurrençant directement les opérateurs Orange, Vodafone, DT, ATT, etc.) car ils veulent de plus en plus contrôler les contenants de leurs contenus. L’auteur décrit ainsi l’atterrage (auquel il assiste sur une plage de Vendée) du « Dunant », câble transatlantique de Google (12 paires de fibres : 300 térabits/sec) reliant des datacenters aux USA et en Belgique (via plusieurs chemins terrestres pour assurer duplication). La croissance du réseau des câbles provoque des interférences avec d’autres industries maritimes (dont celle de la pêche à proximité des côtes) et induit des fragilités (aux tremblements de terre, aux tempêtes, etc.) ainsi qu’une exposition accrue aux risques de vols ou de sabotages (par des activistes ou pilleurs de métaux). Ces câbles font l’objet de nombreuses réparations (150/an) et des pays comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont même défini des zones d’exclusion où toute activité est interdite. L’explosion de la capacité de production de data engendre un risque de saturation de la capacité d’absorption du réseau, avec risque de « capacity crunch » si le réseau, qui présente des goulets d’étranglement, subit des avaries.
L’enjeu des câbles peut aussi être financier, notamment pour gagner des millisecondes dans le trading Haute Fréquence. Ainsi, le câble Hibernia Express a été posé en ligne directe de New-York à Londres pour attirer toutes les sociétés de trading. Le chantier, qui a duré de 2010 à 2015, a été extrêmement complexe mais a permis un gain de 5 ms (59ms vs 64ms pour la concurrence) qui a provoqué un gain financier colossal pour la société. Enfin, les câbles constituent un enjeu écologique. Un câble durant 25 ans, il faut nettoyer la mer des câbles HS (dits « câbles zombis »). Le marché du recyclage est onéreux et risqué car il faut d’abord racheter le câble HS (env. 2 M€) puis financer sa récupération en espérant faire un gain sur le cuivre et l’acier, ainsi que sur les répéteurs. Or les câbles peuvent être difficiles à localiser par grand fond (déplacements possibles suffet des courants) et la variabilité des cours peut ruiner la rentabilité d’une opération.
10. Géopolitique des infrastructures numériques
Les enjeux numériques reposent sur la maîtrise technologique et sur l’accès à des ressources qui définissent des rivalités et des rapports de force géopolitiques. Quels Etats prennent l’ascendant ?
Pour l’auteur, la France est bien placée, citant l’exemple de Marseille devenu hub mondial pour l’atterrage des câbles en Méditerranée, mais la compétition est acharnée. Le livre évoque le projet de Google de déployer un câble entre Bombay et Gênes en passant par la Jordanie et Israël pour contourner Suez, suscitant l’inquiétude de l’Egypte. Un autre projet majeur porte sur la route de l’Arctique pour relier l’Europe à l’Asie. Au début des années 2000, le projet russe Polarnet a échoué puis le projet canadien Artic Fibre lancé en 2014 par la société Quintillion a échoué à son tour (suite à la découverte d’une fraude massive). En 2019, la société finlandaise Cinia a évoqué un projet qui gagnerait 100 ms sur le trajet actuel par Suez. La Russie s’est déclarée très intéressée.
La Chine soutient le projet des routes de la soie de la data et a consenti des investissements colossaux, notamment dans le câble PEACE (Pakistan and East Africa Connecting Europe) reliant Gwandar (Pakistan) à Marseille (France) et dans le développement de la constellation spatiale BeiDou. La Chine manifeste 3 ambitions, où le numérique est un enjeu politique avant d’être un enjeu économique : la défense de ses intérêts économiques (valorisation des BTAX = GAFAM chinois = Baidu (moteur de recherche) / Alibaba (vente en ligne) / Tencent (jeux) / Xiaomi (objets connectés)) + la promotion de son modèle politique (exportation de son modèle de contrôle sécuritaire) + la défense de ses intérêts sécuritaires (souveraineté).
Les difficultés de la Chine résidaient dans l’appropriation des technologies de pointe mais Huawei a réussi à acquérir les compétences grâce à des joint-ventures et/ou des achats chez ses concurrents, en France comme Nexans (Huawei a acheté 6000 km de câbles sous-marins, et a appris à reproduire) et Alcatel (étanchéité des répéteurs) ou au Royaume-Uni avec Global Marine (pose des câbles). Grâce à des acquisitions de compétences et/ou transferts de technologie, Huawei Marine maîtrise désormais toute la chaîne de valeur. La Chine se dote également des moyens de protéger militairement (en mer et à terre) ses infrastructures. Gwandar sera ainsi un port capable d’accueillir des navires militaires. La Chine, autrefois réticente à stationner des troupes à l’étranger, a opéré un virage en 2017 en créant une base à Djibouti, puis en créant des groupes de sécurité privée (env. 5000) et en acquérant des parts dans des groupes étrangers, comme Frontier Service Group fondé par Erik Prince (ancien dirigeant de Blackwater Security, qui a opéré en Irak).
Face au dynamisme de la Chine, les USA et l’Europe s’efforcent de défendre leur souveraineté. Les USA sont passés à l’offensif : ainsi, Trump a bloqué le développement de la 5G par Huawei et s’est à la pose d’un câble entre HongKong et Los Angeles car l’un des opérateurs était chinois. Le point fragile est technologique, dans l’industrie câblière optique (qui est différente de celle des câbles telecom) : elle repose sur 4 opérateurs (Alcatel FR, SubCom US, NEC Japon et Huawei Chine) dont les marges financières sont étranglées par la pression des GAFAM, provoquant un risque de prise de contrôle des acteurs privés (Alcatel a d’ailleurs été racheté par le finlandais Nokia) et des menaces sur démocratie si les intérêts financiers prennent le pas sur tout le reste. En Europe, des ONG prônent le low tech et tentent de faire pression sur les pouvoirs publics pour encadrer le numérique afin de « permettre la priorisation des usages en fonction de leur pertinence et de leur contribution à l’intérêt général », mais leur voix est marginale.
Les éditions
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L'enfer numérique [Texte imprimé], voyage au bout d'un Like Guillaume Pitron
de Pitron, Guillaume
les Liens qui libèrent
ISBN : 9791020909961 ; 3,11 € ; 15/09/2021 ; 354 p. Broché
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