L'Etat belge de William Cliff

L'Etat belge de William Cliff

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Fee carabine, le 29 janvier 2005 (Inscrite le 5 juin 2004, 50 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 5 étoiles (25 719ème position).
Visites : 4 774  (depuis Novembre 2007)

L'appel du large

Avant "Adieu patries" (critiqué sur le site), le poète belge William Cliff avait - c'est un peu logique - publié ce recueil intitulé "L'état belge" où les ombres de François Villon, Charles d'Orléans et Charles Baudelaire se faisaient déjà palpables. William Cliff nous y offre un portrait de la Belgique côté envers du décor: la grisaille de la pluie et des gares bruxelloises, les charbonnages de Wallonie et les plages de la mer du nord ("Ayant été voir si la mer / celle du Nord bougeait encor / je la vis en effet monter / d'une marée mouvementée / elle montait sur notre plage / si forte et si belle que je / ne pus m'empêcher d'y plonger."). Mais "L'état belge" ne se limite pas aux seuls paysages de notre plat pays, la Belgique est trop petite et l'appel du large est trop fort: Dresde, Hambourg, Göteborg, Oslo, Lisbonne et Montevideo reçoivent donc les honneurs de la deuxième partie de ce beau recueil qui se referme sur une évocation de la ville natale du poète - Gembloux: "devant mes yeux fermés ville natale / mais le rêve a besoin d'énergie et / l’énergie me manque et la ville part / engloutie dans du noir opaque noir // çà et là déchiré de lignes blanches".

J'ai retrouvé ici avec bonheur l'humour, le sens de la dérision et la mélancolie qui parcourent aussi "Adieu patries", la fluidité et la vivacité de ces vers en apparence sans prétention mais qui réservent d'heureuses surprises au lecteur attentif. Et pour conclure, je préfère laisser la parole à William Cliff et à sa très villonienne "Ballade du coeur sec et nul":

le soleil a beau éblouir ma chambre
je n'en ai pas plus de lueur au coeur
puisqu'il me faut à la fosse descendre
et servir d'engrais aux couleurs des fleurs -
si tout mon temps ne sert qu'à ce malheur
fallait-il entreprendre de le vivre ?
tout ce que j'ai pu lire dans les livres
empêcha-t-il l’état où je frissonne
de me sentir dans les fibres ce givre
qui me rend sec et nul comme personne?

où est l'été qui me faisait étendre
sous le feuillage bruissant de rumeurs
quand les passants me voyant voulaient prendre
et m'arracher de leurs mains ma vigueur?
aujourd'hui à cause de la froideur
aller dans la forêt est impossible -
et où aller ? dans cette ville horrible
où tout le monde court à sa besogne ?
ah ! si les gens pouvaient être plus libres !
être moins secs et nuls comme personne !

toi qui m'as pris cette nuit sur ton ventre
qui m'as mangé de baisers dévoreurs
toi qui as détruit mes pensées méchantes
en me broyant de ton charnel labeur
toi qui as bu de ta bouche mes pleurs
mais sans te douter du bien qui m'arrive
peux-tu me dire comment on peut vivre
loin des pensées noires qui me charbonnent ?
loin de ce temps qui me déséquilibre
et me rend sec et nul comme personne?

Prince Jésus qui sur tous a maîtrise
regarde-moi car j'ai ma tête mise
sur tes pieds tes mains ton flanc qui pardonne -
mais pourras-tu ne pas voir la faintise
de ce coeur sec et nul comme personne ?

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Dans un drôle d'état

8 étoiles

Critique de Zaphod (Namur, Inscrit le 29 novembre 2005, 60 ans) - 7 janvier 2006

Est-ce qu’on peut encore écrire comme Villon ou Baudelaire aujourd’hui ?
Ces deux avant-gardistes mépriseraient peut-être cette attitude ; Baudelaire en particulier, pour qui « trouver du nouveau » était une obsession avouée.
William Cliff, lui, s’en fout. Il écrit comme il sent, et ose revendiquer cette filiation spirituelle en reprenant par exemple des formes de balades empruntées directement à Villon.

D’ailleurs, cette forme classique, Cliff s’en joue et la détourne au coin d’un vers au rythme inattendu, un peu comme Stravinski le fait avec la musique classique.

Il y a quelques années, quand notre chaîne TV de service public osait encore proposer une émission littéraire improbable où on discutait en profondeur d’auteurs intéressants, mais survivant en dehors du circuit « best seller », la présentatrice avait invité Cliff à lire des extraits de ses œuvres face à la caméra. Pour moi, ce fut un coup de foudre d’entendre ce grand bonhomme dégingandé, à la voix et au physique marqué par les alea de la vie, lire d’une voix rauque, presque monocorde, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle, des lignes d’une force et d’une beauté exceptionnelles. Depuis, je ne lis plus la poésie de la même manière : je n’ai plus cette tendance machinale à poser ma voix en fin de vers, je respecte scrupuleusement la ponctuation.
Parfois, comme dans ce volume, Cliff omet pratiquement toute ponctuation, alors la lecture commence comme une longue litanie, et le rythme s’installe de lui-même, en partie d’après le sens du texte, en partie d’après les exigences de la respiration. Alors, comme par magie, toutes les contingences formelles s’effacent pour laisser place au sens et à la force du texte.

Et quels textes ! Cliff, comme les deux maîtres mentionnés plus haut, est un « poète maudit ». Ce qui pour moi signifie qu’il ne peut, ou ne veut s’intégrer à la société telle qu’elle est. Il y a probablement une bonne part de choix, dans cette attitude : pour bien étudier un sujet, il faut adopter une position d’observateur externe, et le sujet de Cliff, c’est la société humaine. Il y a une part de caractère aussi : pour écrire, certains doivent souffrir, ou en tout cas, vivre des expériences fortes. Et aussi, l’écriture est tellement impérative que toute autre occupation alimentaire en devient insupportable.
Vivre dans des taudis (dans l’émission dont je vous parlais, on voyait aussi une séquence filmée chez Cliff), crever la dalle, mais vivre pour l’écriture, tel est son destin.

Et son credo, à mon avis, on le trouve dans « Le Voyage » de Baudelaire, ce magnifique texte qui conclut les « Fleurs du Mal ».
En effet, Cliff a voyagé, a erré dans tous les sens du terme. Il a fait son baluchon et s’est embarqué sur des navires rouillés, s’est retrouvé en Chine, en Amérique du Sud, en Sibérie, en Europe de l’est. Il s’est assis sur des places pour regarder jouer des enfants, est entré dans des églises, à suivi des gens dans la rue, s’est assis sur des bancs face à la mer, et partout, s’est laissé imprégner par la tragi-comédie humaine, a absorbé sa dose de mélancolie et d’absurdité.
Je dirais qu’après avoir lu Cliff, on ne peut plus voyager et regarder les gens exactement de la même manière.

Dans ce recueil, « l’Etat Belge », on trouve deux parties, la première consacrée à ses errances dans son pays natal, la deuxième à des voyages plus lointains. Il y a certainement une intention derrière cette association de textes et ce choix de titre à double sens. Serait-ce que le monde, comme la Belgique, comme Cliff, sont faits d’un assemblage surréaliste de contradictions, toujours sur le point d’éclater, toujours se fourvoyant dans de faux combats, toujours avançant à l’aveugle dans une vaine quête d’humanité, toujours sauvant la mise in extremis par un trait d’humour ou une larme de compassion?


quand on a tant marché dans la crasse
qu’on en est tout imprégné de misère
et senti l’eau d’une sale rivière
nous pénétrer de ses senteurs tenaces

quand on a vu tous ces gens qui s’entassent
en longs troupeaux pour obtenir du pain
et qui ont traîné traîné du matin
jusqu’au soir une existence sans grâce

quand on a tourné tourné dans la ville
regardant bien ou l’on posait le pied
dans une voirie toute dégradée
par l’incurie d’un régime débile

soudain voilà une rue écartée
dont les maisons repeintes chaque année
font un îlot de beauté souriante
partout des fleurs des arbres dont les branches

sereinement murmurent dans le vent
têtes couvertes d’un foulard les vieilles
assises sur leur seuil tendent l’oreille
à ce qui chante en elles doucement


(extrait de « Kharkov »)


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