L'Usine: Névroses d'une grève oubliée de José Luis Toribio

L'Usine: Névroses d'une grève oubliée de José Luis Toribio

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Cyclo, le 12 novembre 2025 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 80 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 233ème position).
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une grève ouvrière

C’est à la fête de l’Huma que j’ai acheté en septembre "L‘usine : névroses d’une grève oubliée", de José Luis Toribio, paru récemment à la Manufacture de livres, C’est rare, un roman écrit par un ouvrier sur une grève qu’il a lui-même vécue. C’est donc ici un récit de choses vues, suffisamment transformées pour en faire un objet littéraire de bonne tenue.

Bien entendu l’auteur, ou plutôt le narrateur, qui travaillait depuis une dizaine d’années à la chaîne dans l’usine automobile d’Aulnay-sous-Bois, a le sens de l’observation et de la réflexion. Il nous dit que « Le travail à la chaîne, c’est la loi de l’éternel retour. Plus la semaine avance, plus la fatigue cumulée aussi. » Mais il n’y a pas que la fatigue physique d’un travail répétitif. Il existe aussi d’autres sources de pénibilité : « dans l’usine, je subis les violences psychologiques, ce qui est pire qu’un coup de poing dans la gueule. Les coups dans le cerveau laissent pas de traces visibles, un œil au beurre noir, ça finit par partir. Les déflagrations morales, c’est plus dur, les dégâts plus grands ».
Ne parlons pas des accidents du travail. « C’était des médecins bidon qui officiaient à l’usine […] Quand ils recevaient des ouvriers qui avaient subi des accidents graves, ils les traitaient de femmelettes ; ils leur refusaient de délivrer des certificats d’accident de travail. Faute d’être soignées, leurs victimes risquaient d’être handicapées à vie.
Alors, évidemment des grèves éclatent, avec occupation de l’usine. Aux ordres du patronat, des « crevures cherchent à vider l’usine. Ils cherchent à écœurer le maximum d’ouvriers pour qu’ils partent en déplacement à des centaines de kilomètres de leur famille. Ils n’hésitent pas à forcer la main pour que les anciens qui n’ont pas la totalité des annuités partent avec des retraites de misère ». Et pire encore, « Le plus dégoûtant : après avoir commencé à bien vider l’usine, la direction annonce qu’elle compte monter la production de 15 bagnoles en plus par équipe, le tout sans embauche supplémentaire ».
C’en est trop, on pense à la grève générale : puisque le patronat a l’intention de fermer définitivement l’usine, on va se battre, l’occuper, essayer de gagner quelques chose, de bonnes indemnités de licenciement, par exemple. « La lutte commence… faudra pas être gentils, naïfs. Pour obtenir la meilleure prime de départ, mutation possible, pré-retraite pour les anciens,,, en étant gentil, il y aura rien. Y a plus rien à perdre de débrayer. Rien à perdre, tout à gagner »..Les promesses du patronat n’engagent « que ceux qui y croient ». La « riposte de la direction ne tarde pas : les exploiteurs, licencieurs, menteurs.... présentent d’entrée les grévistes comme une minorité de voyous qui terrorisent ». Alors que « les casseurs, les voyous ne sont jamais accueillis à bras ouverts par le monde du travail ». Mais les calomnies sont relayées, bien sûr, par les « médias larbins ». Et la presse officielle ne vaut pas mieux que « les télés lave-linge ».
Quant aux vigiles de sociétés privées qui « sont placés aux grilles d’entrée de l’usine », pour empêcher les ouvriers d’entrer, elles ont les « matraques faciles » et se comportent en milices patronales, pour qui les ordres sont très simples : « Personne ne doit passer ! Personne ne passera ! » Et les CRS sont là aussi, « enveloppés par les brumes comme des spectres ».
Alors puisque les « patrons ferment les usines. Les ouvriers ouvrent les péages ! » En même temps, ils expliquent leur situation aux automobilistes et font la manche pour leur demander de soutenir financièrement la grève à Aulnay, ce qui donne lieu à des scènes cocasses : « Je donne rien aux voyous, lâche » un Crésus avant d’appuyer sur le champignon et de faire vrombir son moteur. « Les CRS risquent pas de le verbaliser. Ils sont là uniquement pour nous » pensent les ouvriers..
Ces derniers finissent par se fatiguer. Ça sent un peu la fin. « Place de la Grève, ça erre comme dans le film de Samuel Fuller, "Shock Corridor". Le reflet de ce qui arrive à présent est là. Des névrosés tournent en rond ». On tente de négocier une sortie honorable. Mais les divers groupes d’extrême gauche veulent tirer la couverture à soi :  « Toute fuite peut faire capoter les négociations », dit l’un d’eux. Les négociateurs se font traiter de traîtres ! mouchards ! Balances ! « Un gâchis humain. Ils ont bradé la lutte ouvrière. Les pourritures qui n’ont pas faite grève, toucheront autant ». Mais quand même « le mot dignité se trouve décliné dans toutes les variantes imaginables ».

L’usine est un cri de colère, c’est écrit avec les tripes, avec la force d’un ouvrier un peu indépendant, mais qui a su se mouler dans une lutte collective, et finalement au bout du compte ; « L’usine finit, nettoyée par les chefs. L’essorage tous azimuts achevé, plus trace de rien ». Le narrateur est conscient que ses écrits ne vont pas bien passer, il a trop observé « le côté négatif des ouvriers », manque de « prose larmoyante », ne fait pas dans l’eau de rose ni dans la dentelle. Il est trop lucide, pas assez militant, un brin nihiliste. Le roman demande une lecture attentive, de bons lecteurs L’auteur est trop bon lecteur lui-même (on trouve des allusions à Proust, Céline, Balzac), il cisèle ses phrases courtes, souvent au présent. Car une grève se joue au présent.
Un très bon livre, un récit de combat, une lecture forte.

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Voyage au bout de l'usine

10 étoiles

Critique de GH (, Inscrit le 19 décembre 2025, 47 ans) - 19 décembre 2025

L'auteur a passé 27 ans à travailler à la chaîne à Aulnay-sous-Bois. "Son" usine n'existe plus, elle a fermé définitivement en 2014. Le livre est le récit de ces 27 années vues à travers le seul prisme des grèves traversées.
D'emblée se pose la question du caractère autobiographique. Au nom de la littérature, l'auteur signe un "roman" dont, en avertissement, il revendique le caractère "fictif", mais celui de la fictivité des "reflets" d'une "réalité". De fait, l'auteur s'appelle José Luis Toribio, il utilisait jusqu'à cette année le pseudonyme de Silien Larios et le narrateur de "L'usine" s'appelle José-Luis (p. 62), José (p. 158), José-Luis (p. 174), Monsieur Larios (p. 203).

Ce qui va faire la fiction, ce n'est donc pas les faits, c'est leur traitement.

Le livre est écrit bien après coup, la chronologie s'efface donc dans la mémoire et l'ensemble commence à tenir du cauchemar. C'est une litanie de grèves, litanie hallucinée dans laquelle le traitement du temps perd son importance, et nous perd aussi. On s'enfonce dans un voyage au bout de la nuit, comme dirait l'auteur, qui est célinien. On se perd, aussi, dans ces incessantes discussions, scissions entre groupuscules issus de scissions, et ces nombreux personnages souvent interlopes. Mais c'est bienvenu, c'est l'image du cloaque qu'est le monde syndical, monde de partis politiques déguisés en non-partis politiques, où toute institution porte un masque. Ce qui facilite d'ailleurs le "transfugisme", les scissions et trahisons puisqu'à un masque, nul n'est porté à fidélité. Tout ceci est décadent, c'est le Crépuscule des dieux version hétérosexuelle, où la CGT et LO tiennent la place du NSDAP, Thibault et Martinez celle du Führer.
L'auteur en sort lessivé : il ne croit à peu près plus en rien. Que lui reste-t-il ?
Il lui reste un livre, et il nous le reste aussi, témoignage très rare. Sa route a continué, et c'est bien ainsi; loin des usines, et c'est bien ainsi.

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