Le temps de l’écrivain de Luc Dellisse

Le temps de l’écrivain de Luc Dellisse

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par MICHEL.ANDRE, le 27 août 2025 (Inscrit le 21 février 2023, 71 ans)
La note : 10 étoiles
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Comment écrire au XXIème siècle

Rarement une journée s’écoule sans qu’une voix ne s’élève pour annoncer la fin de la littérature, la mort de l’auteur ou la disparition prochaine du livre sous sa forme traditionnelle. On peut comprendre pourquoi. Triomphe des images, érosion des habitudes de lecture, effondrement de la langue et de l’enseignement des lettres : combinées, paradoxalement, avec l’explosion du marché de la chose imprimée sous la pression des impératifs commerciaux, ainsi qu’avec les vertigineuses perspectives ouvertes par le développement foudroyant de l’intelligence artificielle, ces évolutions récentes augurent a priori plutôt mal de l’avenir de l’écriture littéraire sous la forme où elle a été pratiquée durant des siècles.

Faut-il pour autant dès à présent dresser l’avis de décès de la littérature ? Luc Dellisse en doute fort. Romancier, essayiste, nouvelliste et poète, il est même quasiment convaincu du contraire. Réflexion sur la situation de l’écrivain dans un monde où sa place semble à première vue de moins en moins assurée, Le Temps de l’écrivain ne manque pas d’aperçus lucides sur les menaces que font peser sur l’activité littéraire la distension des liens avec le passé, la massification des esprits et l’emprise croissante de la technologie sur la vie dans la société de capitalisme planétaire. Mais l’ouvrage est en même temps un hommage, à la fois lyrique et argumenté, à la littérature, une ode à sa puissance et un acte de foi dans sa capacité à se réinventer sans cesse et à survivre à tout ce qui conspire à la tuer. Comme tout ce qui sort de la plume de Luc Dellisse, il est très personnel et possède une forte dimension autobiographique : les vues sur la littérature qui y sont exprimées sont indissociables de la manière dont lui-même la pratique et de ce qu’elle représente dans sa vie.

Bien que des essayistes et des mémorialistes y soient cités, le type de littérature le plus abondamment évoqué dans le livre est la littérature de fiction. Une idée qui court tout au long des pages est que ce qui caractérise avant tout une œuvre de fiction réussie n’est pas son sujet et son degré de réalisme mais sa forme et la manière dont elle stylise la vie : « Ceux qui croient que la littérature se borne à raconter des histoires, et ceux qui croient que pour écrire il suffit de copier le réel en l’arrangeant un peu sur les bords, et ceux qui croient qu’il s’agit de mettre en jolies phrases la trame ordinaire de la vie, se rejoignent dans la même désillusion prévisible […] L’art du roman consiste très partiellement à raconter une histoire, et même une bonne histoire. Son enjeu, son vrai enjeu est de donner une vision du monde, d’y apporter un point de vue personnel et de faire passer sur les éléments de langage le souffle de la beauté. »

Dans cet esprit, Luc Dellisse revient à plusieurs reprises sur ce qui constitue à ses yeux l’instrument essentiel de l’écrivain, la mémoire, entendue non comme la capacité de reproduire fidèlement et mécaniquement le passé (rien de plus inventif et imaginatif que la mémoire), mais comme l’aptitude, par le travail sur les souvenirs et les souvenirs de souvenirs, à saisir et restituer la vérité du monde et de l’existence. Il souligne aussi à quel point ce qui définit l’écrivain est le rapport particulier qu’il entretient avec la langue, d’une toute autre nature que la relation qu’ont avec elle ceux qui en font un emploi essentiellement utilitaire : « L’expérience centrale d’un écrivain […] c’est sa langue, rien d’autre. Et une langue, par définition, n’est pas moderne, même si elle dit les objets du jour, et adopte quelques tournures en sa faveur. Elle dit le passé par sa fonction même […] et charrie dans ses veines, s’agissant du français constitué, près de mille ans d’histoire. » Pour cette raison, « le travail d’un écrivain français de 2025 est assez simple à définir, si on veut le résumer à sa double fonction réelle : utiliser sa langue au mieux, comme si c’était un instrument connu, pratiqué et universel ; et rester conscient, à tout moment, que c’est une langue en perte de vitesse, et qu’il dépend aussi de lui, par l’usage vivant qu’il en fait, qu’elle ne devienne pas une langue morte. »

La puissance expressive de la langue, fait-il par ailleurs observer, est à son maximum dans la poésie, qui est à ses yeux bien autre chose qu’un genre littéraire caractérisé par un usage strictement réglé des mots. C’est une dimension de la réalité qu’il appartient à l’écrivain de mettre en lumière : « Les sommets de la poésie sont atteints quand la représentation du monde ne repose plus sur une mise en musique du monde connu, mais sur l’évocation des territoires inexplorés de la vie […] Les éléments les plus simples et les plus factuels de la vie deviennent ainsi les maillons d’une chaîne d’émotions et d’idées. »

Bien qu’il soit personnellement attaché au livre papier pour ses qualités d’objet matériel et en raison de sa plus grande capacité à déjouer les tentatives de contrôle de la littérature du passé par la sélection des œuvres, la censure ou la réécriture, Luc Dellisse ne témoigne d’aucune hostilité de principe envers les livres sous format numérique, dont il reconnaît la commodité. Il est par contre sceptique au sujet de l’édition à la demande, qui prive les livres de la visibilité sans laquelle ils ne peuvent exister. Être écrivain est un métier solitaire, certes, et la lecture une activité essentiellement pratiquée dans la solitude. Mais la littérature ne peut s’épanouir qu’au sein d’un écosystème comprenant les éditeurs, dont quelques-uns au moins sont aujourd’hui encore à la hauteur de leur mission, les critiques et chroniqueurs, les bibliothèques, « pièges à découvertes » où les livres vivent en compagnie les uns des autres, et, naturellement, le public des lecteurs : « On écrit pour soi seul est une formulation fautive. Plutôt il faudrait dire, on écrit à cause de soi, en se servant de soi. Mais on écrit aussi pour être lu, non par un seul, mais par tous. Avoir le plus de lecteurs possibles fait partie du sens même de l’écriture. » En pratique, le public de la plupart des écrivains est loin de s’étendre à la terre entière. Mais si limité qu’il soit, il suffit à donner du sens à leurs efforts : « Les petits signaux récurrents qu’on reçoit, dans la poursuite de son activité professionnelle principale, qui est d’écrire si possible de beaux livres et si possible de les vendre, sont les seuls qui comptent. Ce sont les preuves discrètes que le jeu se poursuit dans la bonne direction. »

On trouvera aussi dans l’ouvrage, le plus souvent illustrées par des souvenirs personnels et appuyées sur une expérience singulière qui leur donne tout leur poids, des considérations sur une série d’aspects du métier d’écrire : les mécanismes de l’inspiration, le rapport entre la voix des écrivains et leur style, le rôle parfois joué par l’expression orale dans la genèse de l’écriture, l’importance du corps et de l’apparence des auteurs dans leur perception par le public. Les lecteurs familiers de l’œuvre de Luc Dellisse retrouveront un certain nombre de thèmes présents dans deux autres de ses essais : les dangers qui menacent aujourd’hui la liberté individuelle et les vertus du dépouillement et de la vie sobre évoqués dans Libre comme Robinson, les conditions de la vie bonne et du bonheur décrits dans Le Monde visible.

Luc Dellisse a personnellement trouvé ces dernières dans une vie illuminée par l’écriture au point de se confondre totalement avec elle. En va-t-il de même de tous ceux qui font métier d’écrire ? À tous, il propose dans tous les cas une conception de l’écrivain nourrie par « une série de constatations, d’expériences, de souvenirs, de réflexions et d’explorations : attaché à un métier traditionnel et pourtant en phase avec le monde d’aujourd’hui ; obligé de défendre son territoire attaqué de toute part et en même temps, étonnamment libre de trouver de nouvelles formes […] représentant presque malgré lui, une figure, avec ce qu’elle implique de chevalerie imaginaire. »

Distillation de ce que plusieurs décennies passées sous le signe de la lecture et de l’écriture ont appris à son auteur, Le Temps de l’écrivain est un livre inspiré et inspirant. Il devrait être lu avec gratitude et un sentiment de complicité par tous ceux qui ont fait le choix de consacrer leur vie à la littérature ; et avec plaisir et admiration par tous ceux, bien plus nombreux, que les livres ont aidés à enrichir leur vie en donnant à celle-ci plus de sens et d’intensité.

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