Anatole Bernolu a disparu de Pauline Toulet

Anatole Bernolu a disparu de Pauline Toulet

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par MICHEL.ANDRE, le 16 septembre 2024 (Inscrit le 21 février 2023, 69 ans)
La note : 10 étoiles
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Une fable contemporaine fourmillant d'inventions

La première chose qui a disparu, dans Anatole Bertolu a disparu, c’est le titre du livre, absent de la couverture et qu’il faut retourner l’ouvrage pour découvrir au dos de celui-ci. Dès la première page, il est question d’autres disparitions : celles de ces nombreux japonais qui, paraît-il, pour fuir des difficultés professionnelles ou personnelles, choisissent de s’évanouir dans la nature et de recommencer leur vie sous une autre identité. Un peu plus loin, c’est le nom d’Anatole qui a mystérieusement disparu du fichier des clients d’une librairie qu’il fréquente assidûment, parce qu’il est éperdument amoureux de la libraire – il essaie en vain de lui faire comprendre ses sentiments en achetant des livres aux titres soi-disant révélateurs (Passion simple, Le Diable au corps). Disparu aussi le protagoniste d’un fait divers qui a défrayé la chronique en Angleterre, banale arnaque à l’assurance qu’un de ses amis veut porter à l’écran, parce qu’il y voit comme une tragédie antique. Et puis il y a la plus célèbre disparition de l’histoire de la littérature, celle de la lettre « e » dans le livre de Georges Perec dont ce mot est le titre. Anatole s’en inspire pour calculer à ses heures de loisirs (qui sont nombreuses) un itinéraire permettant de traverser Paris en n’empruntant que des rues dans le nom desquelles cette lettre ne figure pas. Au bout du compte, bien sûr, c’est Anatole lui-même qui disparaîtra.

Anatole Bertolu est un représentant assez typique d’une espèce très répandue aujourd’hui : les intellectuels précaires célibataires. Le poste qu’il convoitait dans le laboratoire universitaire d’anthropologie où il menait des recherches ne lui ayant pas été accordé, il se trouve sans emploi. Après cinq ans de vie commune, trouvant qu’il manquait d’ambition, sa petite amie vient de le quitter. À 34 ans, il n’est pas très loin dans la vie et ne sait pas du tout où il va. À certains égards, il se distingue tout de même de la plupart des personnes de sa génération dans sa situation. Par exemple, il se rend toujours très à l’avance à ses rendez-vous. Dans un monde où l’agressivité est cultivée comme une vertu, absolument réfractaire au conflit, il est complaisant jusqu’à ce que certains appelleraient de la lâcheté. Son excentricité se manifeste surtout par la conviction avec laquelle il défend une idée farfelue : pour avancer sa carrière et devenir le géant de l’anthropologie culturelle que l’on sait, Claude Lévi-Strauss aurait tué ses principaux rivaux en les empoisonnant avec du curare, le puissant poison végétal avec lequel son séjour dans les tribus amérindiennes du Brésil l’avait familiarisé. À l’université, cette idée pour le moins étrange et jugée délirante le faisait considérer avec méfiance. Il s’est pourtant résolu à la développer en l’étayant de soi-disant preuves dans un ouvrage intitulé Triste Trafiques : L’Histoire trouble de l’ascension de Lévi-Strauss. Les conséquences réelles ou supposées de ses efforts pour publier ce livre décideront Anatole, craignant pour sa vie, à suivre l’exemple des disparus japonais.

La maison d’édition à laquelle il a confié son manuscrit est celle-là même où il a trouvé un emploi. La personne chargée de le guider sur le marché du travail avait des doutes sur son employabilité, en raison de ses idées bien arrêtées sur la personnalité des diplômés de sciences humaines : « ceux qui ont un problème avec la société deviennent sociologues ; ceux qui ont un problème avec les autres deviennent psychologues ; et ceux qui ont un problème avec la société et les autres deviennent anthropologues ». Les miracles d’une homonymie permettront à Anatole d’atterrir dans une maison d’édition spécialisée dans les livres pratiques (Je vise l’auto-suffisance alimentaire, Homéopathie pour chiens § chats), la spiritualité facile (Les Secrets d’une druidesse, Trois minutes pour harmoniser ses chakras) et l’auto-développement (En finir avec les ruminations mentales, Le guide pour prendre soin de son enfant intérieur, Ta vraie vie commence quand tu comprends qu’elle t’appartient).

Le sujet des recherches d’Anatole, c’étaient les marabouts africains opérant à Paris. Il a conservé des liens dans cette communauté. Chaque fois qu’il doit prendre une décision importante, il va voir son ami Moussa Diouf, « réparateur/médium » : « réparation d’électroménager le matin, voyance l’après-midi ; et parfois un ou deux désenvoûtements en soirée ». L’éventail des problèmes traités par ce professionnel est large : « les cas de mauvais œil persistant, les problèmes érectiles, l’obtention accélérée d’un titre de séjour ». Et la panoplie de techniques auxquelles il fait appel est très variée : « géomancie, pendule, cauris, marc de café, tarot, radiesthésie ».

Au cours des quelques jours que le lecteur passe avec lui, Anatole croise notamment une quadragénaire en salopette, fervente avocate du polyamour dénonçant sans merci « la toxicité du modèle conjugal » et le patron d’une start-up nommée BetTheBrighest commercialisant une brosse à dent de haute technologie contenant « un minuteur intelligent qui bipe lorsqu’il faut changer de côté. ». Son ami cinéaste « après une formation diplômante [..] en histoire de l’art […] a été tour à tour doublure lumière pour la télévision, livreur […] sondeur pour une marque de charcuterie souhaitant savoir si les consommateurs préfèrent leur jambon rose poudré ou coquille d’œuf ». Il a aussi essayé sans succès de mettre au point un procédé d’utilisation industrielle du byssus secrété par les moules. La sœur d’Anatole l’invite à effectuer une expérience de flottaison en caisson d’isolation sensorielle. La direction de sa maison d’édition l’oblige à participer à une session de thérapie collective offrant aux employés la possibilité d’évacuer la rage qui les habite secrètement en détruisant avec violence du matériel de bureau. Les scènes très drôles s’enchaînent. La manière dont le récit est mené fait souvent penser, par l’humour absurde et la cocasserie des situations, aux chroniques d’Alexandre Vialatte, à Boris Vian par la richesse et la précision d’un vocabulaire technique utilisé avec gourmandise.

Pauline Toulet porte sur le petit monde du prolétariat universitaire sans emploi, des professionnels du bien-être et des hérauts du développement personnel un regard aigu allégrement ironique d’une cruauté tempérée par l’humour et, au bout du compte, une sorte d’indulgence. Elle a l’œil perçant pour repérer tout ce qu’il y d’involontairement ridicule dans leur vision du monde, l’oreille fine pour identifier et très drôlement parodier leur façon de s’exprimer, comme Marin de Viry le fait dans ses chroniques sur le milieu politique et celui des conseillers en communication.

Un attrait supplémentaire du roman tient à la manière dont l’histoire est racontée. À la manière de Diderot ou de Lawrence Sterne, dans le fil d’une tradition jamais interrompue mais un peu oubliée aujourd’hui, l’auteure s’immisce régulièrement dans le récit et y intervient pour communiquer son opinion, commenter le comportement de son principal personnage, faire part de son étonnement ou de son ignorance. Ce procédé narratif, surprenant la première fois qu’on le rencontre, est utilisé ici avec un tel naturel et une telle inventivité (jamais deux fois de la même façon) qu’on tombe très rapidement sous le charme. Il a pour mérite de rappeler au lecteur qui serait tenté de l’oublier ce à quoi il a affaire : non une histoire brouillant sous une forme ou une autre la distinction entre fiction et réalité, comme le font beaucoup de récits contemporains, mais une fable, un conte satirique exploitant ouvertement les conventions et les règles du genre pour divertir et pour faire réfléchir. Pour émouvoir aussi, de temps en temps : les dernières pages dans laquelle Anatole, avant de se volatiliser, jette les quelques objets témoins de ce qu’a été sa vie sont touchantes. Pauline Toulet a un univers mental très riche et personnel et une manière de l’exprimer brillante et singulière. Anatole Bertolu a disparu est le premier roman le plus original et le plus amusant de la rentrée littéraire 2024.

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