Ca saigne encore de Paolo Nori

Ca saigne encore de Paolo Nori
(Sanguina ancora)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Critiques et histoire littéraire

Critiqué par Poet75, le 6 mai 2024 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans)
La note : 9 étoiles
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Un passionné de Dostoïevski

Les écrivains qui, de nos jours, entreprennent la rédaction d’une biographie sur un auteur qu’ils aiment ne le font généralement plus d’une manière académique, c’est-à-dire en faisant comme s’ils se plaçaient hors de leur sujet, comme s’ils adoptaient un point de vue strictement objectif, alors que cette position est, en vérité, impossible. Autant assumer pleinement une inévitable part de subjectivité et cela, au point même d’écrire à la première personne du singulier autant qu’à la troisième.
C’est cette option qu’adopte Paolo Nori dans ce livre dont il parle lui-même comme d’un roman et non pas comme d’une biographie. Pourtant, il s’agit bien aussi d’une biographie, celle de « l’incroyable vie de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski », comme il est indiqué sur la page de couverture. Mais il est tout autant question de Paolo Nori lui-même en tant que lecteur, non seulement de Dostoïevski mais d’un grand nombre d’écrivains russes. Paolo Nori aime passionnément ces écrivains et il a, très tôt, appris le russe pour pouvoir mieux les apprécier. Sa passion est contagieuse, elle donne sa singularité à ce livre en tout point enthousiasmant.
Paolo Nori aime éperdument Dostoïevski mais sans se départir de son esprit critique. Tout ne lui paraît pas du même niveau, il estime que certaines œuvres, comme Le Double, sont ratées ou n’ont pas de sens (L’Adolescent qui pâtit d’avoir été écrit durant la période la plus sereine de la vie de Dostoïevski, selon Nori). Mais d’autres romans l’ont transporté d’enthousiasme et de passion, à commencer par Crime et Châtiment qu’il lut, pour la première fois, à l’âge de quinze ans : « J’ai eu (…), écrit-il, la sensation suivante : l’objet que j’avais entre les mains (…) avait ouvert en moi une plaie qui continuerait longtemps de saigner (…). Elle saigne encore. »
L’Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov comptèrent parmi les autres romans qui firent la plus forte impression sur Paolo Nori. Ces œuvres, il se plaît à les commenter, à en citer des passages, tout comme il se délecte, manifestement, à retracer la vie de Dostoïevski, une vie « incroyable », riche en rebondissements, en événements tragiques, en épreuves, en passions délétères. C’est un vrai « roman », en effet, que cette vie-là, la vie d’un homme qui, entre autres péripéties, fut emprisonné puis condamné aux travaux forcés après avoir dû assister à une impensable parodie d’exécution, avant de revenir à Pétersbourg et de s’enfoncer, de plus en plus, dans une ruineuse addiction aux jeux de casino. Paolo Nori raconte ces événements à la manière d’un excellent conteur, mais en conteur qui n’hésite pas à intégrer dans son récit de nombreuses observations, la plupart intéressantes et judicieuses, voire à se livrer à de plus ou moins longues digressions. Tout est prétexte à Nori pour parler également d’autres écrivains russes, Tolstoï bien sûr (selon qui Dostoïevski écrivait mal, un avis que ne partage pas Nori), mais aussi Pouchkine (qui écrivit le premier roman russe -en vers-, Eugène Onéguine), Gogol, Tourgueniev, Gontcharov (à qui l’on doit Oblomov, modèle de « l’homme superflu », personnage récurrent de la littérature russe, y compris dans Les Carnets du Sous-Sol de Dostoïevski) et d’autres encore. Chaque fois que Nori semble se détourner quelque peu de son sujet, c’est, en vérité, pour mieux l’alimenter par de subtiles résonances. Le projet reste assez modeste, si l’on en croit Nori lui-même qui s’en explique ainsi : « Il est impossible, selon moi, d’apprendre Dostoïevski. Il n’y a pas de livre définitif sur Dostoïevski, encore moins celui-ci, je dois l’avouer ; en revanche, il est possible de passer en revue sa vie incroyable… » Ce faisant, tout de même, si Nori ne nous apprend pas Dostoïevski, s’il ne nous en apprend pas non plus beaucoup sur Dostoïevski, il possède cependant l’art non seulement de raconter (ou de passer en revue) mais aussi celui de commenter intelligemment et de proposer ou de suggérer de nombreuses réflexions opportunes et nourrissantes, parfois d’oser des rapprochements étonnants, comme lorsqu’il explique que Porphiri, l’enquêteur de Crime et Châtiment, préfigure l’inspecteur Columbo, en plus de donner furieusement envie de lire ou relire les grands romans de Dostoïevski et d’autres auteurs russes.

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