Bernard-Marie Koltès de Brigitte Salino
Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

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Brigitte Salino : Koltès, castration
« Assez les images » faisait crier Beckett à un de ses derniers personnages. Et c’est ce qu’on voudrait adresser aux personnes (morales) qui ont édité d’une part la première et affligeante biographie de Koltès et d’autre part la publication soigneusement expurgée de ses lettres. A vouloir faire d’un écrivain un ange (comme à l’inverse une bête) celui-ci n’y gagne rien. C’est parce qu’il fut pingre parmi les pingres que Lacan développa la théorie lumineuse tout en jouissant de sa part d’ombre. Céline à l’inverse ne fut pas le pire des hommes et le plus génial des écrivains. C’est parce qu’il fut parfois le plus douloureux des humains qu’il devint parfois le pire des écrivains. La morale n’a donc rien à faire lorsqu’il s’agit de mettre à nu un écrivain ou de publier des lettres personnelles et intimes. Les deux hagiographes qui se sont penchées sur le cas Koltès l’ont oublié. Elles présentent deux entreprises d’un genre que Bernard Noël nomme « la castration mentale ».
Brigitte Salino, chroniqueuse au bien pensant Nouvel Observateur, a rencontré ceux qui ont connu Koltès : sa famille, ses amis de théâtre et quelques autres. On retrouve par exemple et avec grand intérêt le témoignage sans concession de Chéreau. Il évoque sans fioriture ses brouilles avec l’auteur, furieux de le voir jouer «Dans la solitude des champs de coton» mais devant admettre : « Un : je ne peux pas te reprocher toute ta vie de ne pas être noir. Deux : quand tu joues, on comprend très bien le texte. Trois : tu fais rire. Quatre : les salles sont pleines. » Reste que Brigitte Salino ne se mouille jamais et fait dans la nouille. Mais la biographe se contente trop souvent de la description des paysages qu'affectionnait Koltès. De la Lorraine en passant par New-York sa ville fétiche. Toutefois en ce livre les back-rooms et les lieux « interdits » sont sagement passés sous silence. Et ce n’est pas en s’imbibant des musiques que le dramaturge affectionnait (de Bach à Bob Marley mais en oubliant les musiciens électro et minimalistes) qu’on fait une bonne biographie. Certes Brigitte Salino s’est immergée dans les archives de l’auteur. Toutefois elle a gardé non la bonne distance mais une distance morale qui lui faire perdre de vue l'essentiel et avant tout ce que Koltès lui-même eut soin de passer sous silence. En particulier au nom de sa mère adorée mais laissée loin de ses secrets les plus intimes. On tombe ainsi trop souvent dans la mièvrerie du type « Un jeune homme marche vers vous, et sourit. ». C’est propre mais ça ne mange pas de pain…
Il en va de même pour la publication de ses lettres. Celles qui sont présentées sont « cleans ». Rien n’y dépasse. Des lettres existantes et que la responsable de l’édition a eu en mains ont été « sagement » oblitérées. En témoigne par exemple tout un ensemble envoyée de New-York à un ami de Strasbourg (on le nommera Alain X) que l’éditrice a jugé bon de ne pas publier pour des raisons de convenance sans doute eu égard à la famille. Elle est chez Koltès très importante. Aussi bien dans son œuvre que dans sa vie. Fallait-il pourtant ne publier que les lettres très sensibles à son frère François Koltès, à son neveu Emmanuel et bien sûr à sa mère ? Pour le reste, le silence règne comme s’il s’agissait par cette édition de répondre à l’injonction de Deleuze "On ne délire pas sa famille, on délire le monde".
Dans les deux ensembles bien des aspects restent dans l’ombre ou l’entre dit. On ne citera par exemple l’importance du père séminariste, puis militaire de carrière. Cette présence est capitale comme modèle inversé et comme source d’information, de formation mais aussi de déformation sur divers pans de l’histoire de la France ( la Seconde Guerre mondiale, guerres coloniales). Il en va de même avec la figure maternelle aussi adorée qu’édulcorée. Les deux livres ont préféré à une analyse ou une présentation des profondeurs ne retenir que le plus visible. A savoir des perspectives historique, politique et littéraire qui demeurent superficielles, anecdotiques. Le rôle du Parti Communiste et de ses communautés militantes est surévaluées à dessein au détriment de points plus importants. Certes Koltès est contemporain de la dissolution des ordres politiques anciens mais on oublie la figure de l’étrange et de l’étranger qui parcourt sa vie et son œuvre.
A cette plongée les deux fées du logis ont préféré le possible et le beau. Elles ont montré une figure rimbaldienne soft de l’auteur. Certes cela donne de belles pages comme en témoigne cette lettre : « Je reste persuadé que la vie est ce qu'on en fait, et qu'il n’est pas d’âge qui soit particulièrement malheureux — si ce n’est celui où l’on abandonne la partie — et on peut l’abandonner à tout âge. Je trouverai la vie laide le jour où je me mettrai assis et ne voudrai plus me relever. Pour le moment — pour moi —, vingt ans, c’est l’âge d’une grande décision ; c’est l’âge où je risque ma vie, mon avenir, mon âme, tout, dans l’espoir d’obtenir plus ; c’est l’âge où je travaille sans filet. C’est terrible, bien sûr... mais n’est-ce pas cela, vivre ? Il me semble que je ne pourrai pas dire, plus tard, d’un air désabusé : "Ah ! Si j’avais vingt ans !" ; je ne crois pas non plus que je pourrais gémir en disant : "vingt ans : une bien triste période..." Je ne souhaite qu’une chose : c’est d’être capable toute ma vie de prendre des risques et ne jamais vouloir m’arrêter en chemin. N’est-ce pas cela, "avoir toujours vingt ans ?" On le constate Rimbaud n’est pas loin.
Souvenons nous de cette phrase de « Solitude » : « Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu'un homme meurt d'abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur trajet hasardeux d'une lumière à une autre lumière, et il dit il donc ce n'était que cela ». Koltès offre le destin et la vindicte d’une image dont on revient l’oeil torve et les mains vides. Il a multiplié les fragments de notre nuit sans vérité. Par avance il a ouvert une brèche face à la pornographie des images de prime-time. Il offre une commotion “ cérébrale ” et une jouissance dont l’intérêt majeur tient au fait qu’elle reste toujours une faillite de la maîtrise. Contre l’omniprésence de la facticité il a monté l’horreur contre l’horreur (souvenons nous de son « Roberto Zucco »). Ses images sont impies. Elles sont l’inverses de celles es bonnes soeurs de Klossovski qui fourbissent par leur piété un supplément d’excitation libidinale et une erreur essentielle dont elles se remettent pas, dont elles ne sortent pas vivantes. Pour Koltès le théâtre n’est plus la gestion de l’hygiène fantasmatique de la société. C’est une caresse qui ignore ce qu’elle caresse. L’image dans son œuvre est une chienne irradiée et non une mère vénérée. L’ image est une chienne mère vénérienne. Elle ne nous assigne plus à résidence forcée. Elle ne vient pas nous bercer et nous border. L’image est une marâtre. Brigitte Salino ne pouvait le dire. Koltès ne pouvait dans ses lettres l’avouer. On pardonnera toutefois les maladresses de ses deux livres même s'ils ne suffisent pas à distinguer le paysage en désolation du sens à accorder à une destruction qui traduit une limpidité d’apparence mais qui représente ni un principe, ni un verdict. Les bons sentiments parlent pour eux. Toutefois on le sait depuis Gide (et même depuis Sade) « ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature ». Et encore moins ce travail impossible que représente une biographie…
Jean-Paul Gavard-Perret
Message de la modération : Ce texte reprend une partie d'un article de 2018 sur "Bernard-Marie Koltès" de Arnaud Maïsetti https://www.lelitteraire.com/?p=37112
Les éditions
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Bernard-Marie Koltès [Texte imprimé] Brigitte Salino
de Salino, Brigitte
Stock
ISBN : 9782234060838 ; 24,00 € ; 16/09/2009 ; 360 p. ; Broché
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