Les Effinger de Gabriele Tergit

Les Effinger de Gabriele Tergit
(Die Effingers)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par TRIEB, le 23 janvier 2024 (BOULOGNE-BILLANCOURT, Inscrit le 18 avril 2012, 73 ans)
La note : 9 étoiles
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UN ROMAN JUIF :

Thomas Mann nous avait décrit avec brio et une grande force d’évocation une saga familiale, celle des Buddenbrook, dont le sous-titre était : la décadence d’une famille. Gabriele Tergit renouvelle le genre dans ce roman-fleuve intitulé : « Les Effinger, une saga berlinoise ».
Dans le roman de Thomas Mann, il était question d’une grande famille de l’Allemagne du Nord, protestante. Dans celui de Gabriele Tergit, il s’agit de deux familles, juives, les Effinger et les Oppner. Paul Effinger, horloger à Kragsheim, petite ville du sud-ouest de l’Allemagne pour tenter sa chance à Berlin. Les Effinger vont se lier avec les Oppner, des banquiers juifs assimilés.
Nous sommes en 1870 et le cadre de l’Allemagne fraichement unifiée incite à l’expansion économique, à la création de nouvelle entreprise, à l’innovation et à l’esprit d’entreprise. L’industrie allemande se développe à grande vitesse et les dirigeants de l’Empire allemand n’ont de cesse que de vouloir dépasser le Royaume-Uni, puissance dominante sur le monde et sur le continent européen.
Les quatre fils de Paul Effinger voient leurs destins déjà fixés par des principes rigides : « Enfant d’artisan un jour, enfant d’artisan toujours. (…) Benno, leur fils aîné, était en Angleterre, il travaillait dans une fabrique de bonneterie à Manchester. Karl était apprenti dans une banque à Berlin. Paul était en Rhénanie. Willy apprenait l’horlogerie auprès de son père. »
Comment concevoir sa place dans une société allemande, longtemps marquée par l’antisémitisme depuis le Moyen Age, et qui a libéralisé le statut des Juifs depuis le XIXe siècle ? Comment rester fidèle à la foi, à l’éthique de ses ancêtres si l’on n’est pas spécialement enclin à afficher ses convictions religieuses ?
Waldemar Goldschmidt, descendant de la famille Oppner, donne une réponse lumineuse dans une lettre adressée à un collègue de l’Université : « Je fais partie d’une race méprisée et suis un citoyen de second rang en Allemagne. Mais j’ai un avantage qui se révélera un jour : par ma simple existence de juif, je suis témoin de la puissance de l’esprit et du refus d’employer la force. La synagogue des juifs persécutés est le dernier vestige de cette puissance de l’esprit qui a vaincu Rome. »
Gabriele Tergit souligne un autre trait de cette bourgeoise juive, entreprenante, c’est l’optimisme, la conviction que la paix entre les nations est possible si ces dernières développent leur relation mutuelle : Karl Effinger, l’un des fils de Paul, en est persuadé : « Une guerre est impossible en Europe, et elle l’est de plus en plus à mesure que se développe notre productivité industrielle. Les pays s’approvisionnent les uns les autres. Nous achetons des actions de chemin de fer américain et l’Angleterre acquiert des consolidés prussiens. »
Cette foi en l’époque des deux familles, les Effinger et les Oppner se concrétise aussi par leur implantation berlinoise dans le quartier des ministères, sur la Wilhelmstrasse. On arpente la juif, située près du jardin du même nom. Berlin s’agrandit, se modernise, capitale désignée du Reich allemand.
Après la première guerre mondiale, sous la République de Weimar, des nuages s’amoncellent. La crise économique est dramatique, l’inflation monétaire à son paroxysme. Les affaires ne peuvent plus être conduites comme avant 1914. L’apparition de courants nationalistes provoque des débats chez les Effinger et les Oppner. Nous sommes en mars 1913. Marianne, Erwin, et Lotte, enfants de Karl Oppner, débattent de l’assimilation : Marianne semble sensible aux thèses sionistes popularisées par Theodor Herzl dans son ouvrage « L’État juif », publié en 1896.
Ces personnages se posent cette question : sommes-nous chez nous en Allemagne, la création d’un foyer juif en Palestine est-elle la solution ? L’antisémitisme peut-il disparaître un jour ?
A la fin du roman, Waldemar Goldschmidt persévère malgré tout, malgré la montée du nazisme en Allemagne, malgré la nuit de Cristal de novembre 1938, dans sa foi en l’optimisme : « Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous entretenons le souvenir du tort qui nous a été commis à travers le temps. C’est ce souvenir qui confère sa noblesse à notre peuple depuis des siècles et qui lui donne la force sans pareille de la résistance passive. »
Nous avons affaire, à la lecture de cette belle saga berlinoise, à un grand roman qui prendra une grande place dans l’histoire de la littérature allemande et européenne : un reflet de l’histoire d’une communauté, une évocation de son rôle dans l’histoire et dans la société allemande entre 1870 et 1948. À lire absolument !

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