Les yeux tristes de mon camion de Serge Bouchard

Les yeux tristes de mon camion de Serge Bouchard

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Cyclo, le 15 novembre 2023 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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un livre de vie

Parmi les nombreux livres qui forment ma bibliothèque et que je n’ai pas encore lus, je viens de dénicher une pépite, sans doute achetée à la Librairie québécoise de Paris vers 2018. Serge Bouchard (1947-2021), originaire d’un milieu humble, fait des études supérieures d’anthropologie, et soutient sa thèse en 1980 sur les camionneurs, Nous autres les gars de truck: Essai sur la culture et l'idéologie des camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois. Il devint spécialiste des peuples autochtones amérindiens, notamment de la côte nord, du Labrador jusqu’au Yukon : Inuits, Métis, et autres peuples nordiques. Il a fait des émissions de radio et des chroniques dans des revues scientifiques et littéraires, a participé aussi à des émissions documentaires à la télévision, faisant référence à l’histoire des hommes oubliés du Québec et de l’Amérique française..

On retrouve dans Les yeux tristes de mon camion son amour des camions, des peuples autochtones, et de soixante ans d’une vie extraordinairement riche et variée. C’est une sorte d’autobiographie en vingt-huit récits et chroniques thématiques exposant l’histoire et les évolutions de son pays, des réflexions personnelles sur la vie courante, les camions, le baseball, le vieillissement, la colonisation, les Amérindiens, la nature et l’écologie...

Souvent sous une forme engagée, de dénonciation quand il parle de ses amis Amérindiens. Car la colonisation a été assez violente : "[les] nations originales […] furent tragiquement décimées par les maladies européennes entre 1760 et 1860. […] Les derniers survivants furent simplement abattus, en cette Californie paradoxale qui se rangeait parmi les États anti-esclavagistes mais permit, jusqu’au début du XXème siècle, l’assassinat des Indiens contre une prime du gouvernement." Il recueille les paroles d’un chef : « La terre n’appartient à personne ; c’est nous qui lui appartenons. Nous, ses fils et ses filles, les enfants de la lune, les frères des animaux. Nous faisons corps avec cette Nature. Oui, nous comptons le temps avec les phases lunaires, nos réunions se tiennent de nuit, nous avons le poésie dans le sang. La beauté n’a pas de prix. »

Il dénonce aussi avec véhémence le capitalisme : "Ces protestants tout habillés de noir et de gris ne débarquaient pas dans le Nouveau Monde pour en admirer la nature : ils y venaient pour la mettre en valeur, cette nature, la déflorer et, littéralement, la dénaturer. Ils désiraient « faire de la terre » pour mieux la posséder et éventuellement spéculer sur la valeur de chaque acre, de chaque pied carré. Ils plantaient la graine d’une contamination universelle, le cancer de la croissance, la logique du profit, l’avidité érigée en valeur suprême." Il finit par conclure que "La violence du capitalisme est sans limites quand on menace de le briser."

L’auteur a vieilli, il approche de la septantaine, et nous confie ses pensées sur le vieillissement : "Il n’y a pas de honte à chanceler. Les petits enfants et les très vieux se ressemblent : ils agrippent des chaises et des marchettes, ils sont fragiles sur pattes, et cette maladresse apparaît normale à celui qui fait son entrée dans la vie comme à celle qui trottine dans le couloir de sortie. L’enfant apprend à marcher, le vieux apprend à s’asseoir. Dans les deux cas, cela peut entraîner quelques larmes. Aux deux extrémités du temps de vivre, le besoin de consolation est immense." Il se rappelle de son père : "Mon père se préparait à descendre du vaisseau. Devenu vieux, il parlait souvent de la mort, avec humour et peut-être, avec sagesse. Depuis qu’il avait atteint ses soixante-quinze ans, il prétendait vivre en sursis, comme en prolongement de match." Et il compare avec sa jeunesse : "Quand j’étais jeune, j’avais des idées curieuses, des projets merveilleux, et rien ne pouvait m’arrêter. L’expression même – « Lorsque j’étais jeune » – s’aggrave de jour en jour."

Et cela d’autant plus que les changements du modernisme sont passés par là : "L’expérience se révèle toujours aussi éprouvante : « être en visite » dans la maison d’une autre famille est devenu au fil du temps un test culturel et technique de haut niveau. Jusqu’à hier, nos intérieurs se ressemblaient assez. Aujourd’hui, nos maisons sont si différentes que vivre au sein d’un décor étranger revient à marcher sur des œufs. Comment fonctionne la cafetière, la robinetterie, les triples manettes des quatre téléviseurs ? Quelle salle de bain utiliser, comment faire fonctionner la laveuse à vaisselle, comment ne pas déclencher les systèmes d’alarme, quels sont les codes, les commutateurs cachés ? Que faire pour éviter de dérégler à jamais les interfaces électroniques de la maison intelligente ?"

Il a l’impression que la spiritualité, la poésie ont disparu : "L’histoire récente se présente comme une succession d’amputations et de sacrifices. Nous avons désenchanté le monde, perdu le sens de sa beauté, liquidé notre héritage de merveilleux, neutralisé l’efficacité symbolique de nos rapports aux objets, à la vie, à la mémoire." On est sans cesse en partance pour quelque part : "Et qui dira que les voyages existent encore ? Nous n’allons plus nulle part, nous allons simplement en avion. […] Chaque pays reçoit son lot de touristes et les touristes descendent des avions machinalement. […] l’étranger s’est depuis longtemps maquillé, prêt à recevoir les visiteurs afin de correspondre à ses attentes." Et que dire de ce culte de la vitesse : "Ce passage incessant à des vitesse inédites nous conforte dans l’idée simpliste que plus nous allons vite plus nous sommes civilisés. Or rien n’est moins sûr. Nous sommes devenus accrocs aux contenants, mais très rébarbatifs aux contenus. Nous, les adorateurs du veau d’or de nos puissantes technologies, nous surfons à la surface des choses, sans rien savoir de la véritable nature de la vague." Et nous voguons dans "l’hypnose du vide, c’est à dire la consommation des actualités telles que rapportées sur les multiples plateformes désormais luminescentes à longueur de journée […] qui vous occupent les âmes et les cerveaux pendant le temps court d’une vie." Quant aux smartphones et aux selfies, "l’humain est ainsi fait qu’il passerait les portes de l’enfer si l’enfer était à photographier."

Enfin il chante la nature et l’écologie, critique sévèrement nos façons de vivre : "Les animaux ne sont pas que des animaux, les machines sont plus que des machines, imaginez les gens, l’amitié, l’émotion. La poésie est un impensable raccourci qui donne accès au cœur multiple des choses. Une société amputée du pouvoir de sacraliser le moindre détail de son être est une société pauvre, constamment en crise de sens. Elle s’agite dans le vide de son instrumentalité, elle se perd dans le creux de ses calculs comptables. Cette société d’entrepôts, d’autoroutes et de grandes surfaces ne voit que la, froideur de sa terre rasa. Qui chantera la solitude du goéland perché sur le lampadaire de cet immense stationnement ?" La bétonisation du monde lui fait dire que "Les terres à loups seront rares demain, lorsque tous les boulevards Taschereau du monde auront défiguré le paysage."

J’ai lu presque d’une traite ce livre, on a l’impression de recevoir les confidences d’un ami.

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Les éditions

  • Les yeux tristes de mon camion [Texte imprimé], [essai] Serge Bouchard
    de Bouchard, Serge
    Boréal / Boréal compact
    ISBN : 9782764625224 ; 11,61 € ; 01/03/2018 ; 216 p. ; Poche
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