L'Esclave de Isaac Bashevis Singer

L'Esclave de Isaac Bashevis Singer
(The Slave - דער קנעכט)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Poet75, le 9 octobre 2023 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans)
La note : 8 étoiles
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Un formidable conteur

Parmi les écrivains juifs ayant composé leurs ouvrages en yiddish, Isaac Bashevis Singer (1904-1991) reste sans doute l’un des plus célèbres. Prix Nobel de Littérature en 1978, Juif polonais exilé aux Etats-Unis, il prit la nationalité américaine et fut l’auteur de nombreux romans et nouvelles et de récits autobiographiques. Pour avoir déjà lu une grande partie de son œuvre, je peux affirmer que l’on a affaire à un conteur de premier ordre sachant à merveille témoigner, en la restituant de manière imagée, des conditions de vie des Juifs des pays de l’Est avant la Deuxième Guerre mondiale et le déferlement de haine des nazis.
Dans l’abondante production de ce précieux auteur, certains récits nous font remonter dans le temps. Ainsi en est-il de L’Esclave dont l’action se situe dans la Pologne du XVIIème siècle, autrement dit en une période de l’histoire extrêmement troublée par des guerres et des invasions, en particulier de Russes, de Suédois (ces Suédois qui ravagèrent également la Lorraine à la même époque) et des redoutables Cosaques. En Pologne, le fanatisme religieux occasionna de sanglants pogromes auxquels se firent un devoir de participer, au nom d’un catholicisme dévoyé, certains potentats polonais. Chmielnicki, un chef militaire cosaque, met à feu et à sang la bourgade de Josefov où vivent Jacob, un juif pieux, et les membres de sa famille. Cependant, alors que beaucoup de Juifs sont tués, Jacob, lui, est vendu comme esclave à un Polonais du nom de Jan Bzik.
C’est alors que le romancier fait entrer son lecteur dans le vif de son sujet. Car, même si Jacob est envoyé par Jan Bzik dans un coin reculé de montagne où il doit travailler pour son maître et même s’il s’agit d’un homme s’efforçant de respecter les lois et coutumes juives, il n’en est pas moins régulièrement visité par Wanda, qui n’est autre que la fille du paysan son maître. Or Jacob plaît à Wanda, bien davantage que tout autre courtisan polonais. C’est lui qu’elle aime et qu’elle veut. Mais, comme on l’imagine aisément, un tel dessein se heurte aux lois en vigueur, tant du côté juif que du côté polonais. Personne ne veut d’un couple mixte. Jacob, lui, en dépit de sa ferveur religieuse et malgré tous ses scrupules, ne peut s’empêcher d’être séduit par la jeune femme.
Le roman d’Isaac Bashevis Singer est donc, d’abord et avant tout, un grand roman d’amour. Tous les obstacles, en particulier ceux qui ressortent de la religion étriquée de Jacob, ne changent rien à l’affaire. Jacob, tout en estimant qu’il se conduit comme un pécheur, est obsédé par Wanda qui, de son côté, se sent prête à tout quitter pour suivre celui qu’elle aime. Or voici que meurt Jan Bzik, le père de Wanda et maître de Jacob, tandis que ce dernier est racheté par la rançon que sont venus verser des Juifs désireux de mettre un terme à l’esclavage d’un de leurs coreligionnaires.
Tout devrait donc pouvoir s’arranger, mais ce n’est pas si simple. Jacob peut-il prendre pour épouse une Polonaise ? Les circonstances, les aléas d’une époque troublée, séparent, pour un temps, les deux amants. Et, quand ils se retrouvent, alors que viennent d’avoir lieu des massacres de Juifs, ils estiment ne pouvoir cohabiter que dans la mesure où Wanda se fait passer pour Juive. Pour ce faire, elle prend le nom de Sarah et, pour ne pas se trahir par son accent, fait croire qu’elle est muette. Comme on peut l’imaginer, Jacob et celle qui se fait désormais appeler Sarah n’ont pas fini de connaître frayeurs et déboires.
Ce roman qui, comme je l’écrivais, est, sans conteste, un grand roman d’amour, aborde aussi les questions de la foi dans un contexte où, peut-être par la force des choses (mais pas seulement), règnent volontiers l’hypocrisie et le mensonge. Isaac Bashevis Singer ne manque pas une occasion de souligner cet aspect. Ainsi, après une période de pogrome : « Partout [Jacob] entendait les gens affirmer ce que leurs regards démentaient. La piété était le manteau dont se couvraient l’envie et la cupidité. Leurs épreuves n’avaient rien enseigné aux Juifs ; la souffrance les avaient plutôt avilis. » Ou encore, ces paroles émanant de la bouche de Sarah, alors qu’elle a dû cesser de feindre d’être muette : « Vous prétendez être des Juifs, mais vous n’obéissez pas à la Torah. Vous priez et courbez la tête, mais vous dites du mal de tout le monde… ».
Sous couvert d’un conte, Isaac Bashevis Singer se permet toutes les audaces, sans craindre de grands contrastes. Ainsi, s’il évoque volontiers, au cours de son récit, tous les esprits malicieux auxquels croient les gens du peuple, ceux qui hantent les campagnes ou les greniers des maisons, il lui arrive aussi, face aux malheurs dont sont victimes les uns alors que d’autres « se pavanent dans leur richesse », de douter même de l’existence de Dieu : « Où était Dieu ? Comment pouvait-il jeter un regard sur tant de besoins et ne rien dire ? A moins que, le Ciel nous en préserve, il n’y eût pas de Dieu. »

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