Ville à vif de Īmān Ḥumaydān

Ville à vif de Īmān Ḥumaydān

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Sahkti, le 19 novembre 2004 (Genève, Inscrite le 17 avril 2004, 50 ans)
La note : 9 étoiles
Visites : 3 320  (depuis Novembre 2007)

Quatre femmes en guerre

"Ville à vif" est le premier roman de Imane Humaydane-Younes, il se déroule dans un immeuble de Beyrouth en guerre d’il y a vingt ans (comme Hassan Daoud et "L’immeuble de Mathilde").
Dans ce récit, quatre femmes s’accrochent à la vie et vivent dans cet immeuble ravagé, quatre chapitres, quatre voix distinctes.

Liliane rêve de grand départ et d’Australie, elle fait et défait ses bagages, elle espère aller vivre chez son frère et subsister grâce aux cours de piano qu’elle prodiguerait. En attendant, elle dévore roman sur roman, s’invente une autre vie, plus belle que la sienne, loin de son mari alcoolique devenu aigri suite à la perte de son bras et de son boulot de journaliste. Liliane en a assez des abris et des bombes, de sa belle-famille, des conflits de plus en plus présents entre ses racines chrétiennes et la religion musulmane de Talal. Elle le quittera, avec ses enfants, et rejoindra l’Australie.

Warda, sa voisine, a eu une fille avec un homme plus âgé qui a embarqué la gamine, Sarah, et émigré aux Etats-Unis. Warda se morfond dans son appartement, elle y entend la voix de sa fille. Elle aurait voulu la rejoindre mais faute d’obtenir un visa, elle s’est résignée et attend que le temps passe. Elle pense sa fille heureuse aux Etats-Unis alors qu’il apparaît clairement que celle-ci est morte, mais Wharda se ment, s’aveugle. C’est ça ou mourir.

Maha est la concierge des appartements vides, elle conserve les clés mais il lui est impossible de barrer la route aux nouvelles familles qui investissent les appartements vacants. Alors elle se cache et vit enfermée dans ses souvenirs et sa nostalgie. Elle a bien quitté le pays pour rejoindre sa sœur vivant aux Etats-Unis mais jamais elle ne s’y est sentie chez elle alors elle est revenue et assiste, impuissante et triste, à la destruction de son Liban natal.

Camillia est la petite nouvelle, une jeune femme abandonnée par ses parents qui sont partis gagner leur vie en Argentine. Ayant perdu son compagnon, tué dans son village de montagne, Camillia est partie à Londres puis revenue à Beyrouth afin de servir de guide à un réalisateur de documentaires sur la guerre. Elle est source de fraîcheur pour les autres femmes de l’immeuble. Même lorsqu’elle fait entrer Ranger, un milicien, dans leurs vies, celles-ci se sentent rassurées et en confiance. Jusqu’au jour où le militaire tue un proche ami, un médecin pacifiste. Violent symbole des luttes fratricides qui déchirent un pays. Tout bascule. Le chaos se réinstalle dans les âmes, vengeance il y aura et terrifiante elle sera.

Comment décrire l’écriture de Imane Humaydane-Younes… Forte, tendre, cruelle, lucide, violente, remarquable. Elle décrit si bien les multiples vies de ces femmes pendant la guerre, la peur, la tristesse, la solitude, l’espoir, le quotidien des bombes et des menaces. La guerre est la principale héroïne de ce récit, elle dicte tous les comportements, elle impose sa loi, il faut se frayer un passage dans cette jungle. Pas facile quand on est une femme et qu’on se trouve réduite à la passivité ou à la soumission. La guerre est une stupidité sans nom qui laisse tout le monde sur le carreau, peu importe le camp auquel on appartient. Une guerre qui fut souvent minimisée et dont les principaux acteurs furent amnistiés, à la grande colère de Imane Humaydane-Younes, qui affirme "Au Liban après la guerre, il y a eu une amnistie générale. Des criminels sont devenus ministrables. Et si tu le disais, on te répondait ‘Tu es contre la paix ?‘ Il n’y en qu’en littérature, dans les romans, le théâtre ou dans les films et la peinture qu’on en parlait. Mais dans la presse et chez les personnes responsables, on n’en parlait pas. Mon roman s’inscrit dans ce contexte."

Autre point fort de ce roman, la parole donnée à des femmes proches de disparus, que ce soit un enfant, un mari, un parent. Des femmes que personne n’écoute, qui sont réduites au silence et ont pourtant tellement à apporter par leur expérience. C’est grâce aux détails de leur vie quotidienne que le lecteur prend pleinement conscience de la misère de leurs existences, une atmosphère pesante de détresse que l’on tend à oublier en s’occupant aux travaux ménagers ou à quelques rares activités de détente comme la lecture ou la conversation. Des femmes présentes, bien plus que les hommes. Là encore, l’auteur explique avoir délibérément fait ce choix pour illustrer l’absence des mâles dans les familles, morts ou partis au combat, impliqués dans le débat politique pendant que leurs femmes étaient réduite au mutisme.

Belle leçon de vie que ce roman, la résistance de ces femmes qui sont restées dans leur immeubles dévasté, qui ont tenté de rester maîtresses de leur destin et pas victimes d’un peuple qui se déchire sur fond de guerre meurtrière.
A travers quatre monologues émouvants et dignes, l'auteur nous invite à la réflexion sur la quête d’identité et du bonheur, les noirceurs de l’humanité et nos limites personnelles.

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