Et le monde devint silencieux: Comment l'agrochimie a détruit les insectes de Stéphane Foucart

Et le monde devint silencieux: Comment l'agrochimie a détruit les insectes de Stéphane Foucart

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Scientifiques

Critiqué par Eric Eliès, le 18 février 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Extinction de masse en cours : autopsie d’une hécatombe…

Quand on songe aux catastrophes écologiques provoquées par l’impact des activités humaines, c’est le réchauffement climatique qui spontanément s’impose, notamment à travers les média, comme la principale source d’inquiétude. Néanmoins, la pollution globale (des sols, de l’eau et de l’atmosphère) et l’effondrement de la biodiversité constituent des menaces peut-être encore plus redoutables !

Ce livre très bien documenté évoque la quasi-disparition des insectes en Europe et en Amérique du nord où, en à peine une vingtaine d’années, la quantité d’insectes volants a été réduite de 75 % environ ! Néanmoins, il ne s'agit pas d'un livre d'écologie ou de zoologie : l'auteur se concentre sur l'analyse de l'instrumentalisation de la science par l'agrochimie. En effet, pour Stéphane Foucart, journaliste au Monde et spécialiste des problématiques environnementales, le coupable de cette hécatombe ne fait aucun doute : l’agrochimie, qui a conçu et introduit dans les champs (et également dans la nature par effet de dispersion) des pesticides d’une efficacité redoutable : les néonics ou néonicotinoïdes, des pesticides systémiques (dont les plus connus sont le Gaucho et le Cruiser) qui ne sont plus diffusés par épandage sur les plantes mais directement intégrés aux nutriments de la plante, dont la graine est enrobée d’un pesticide destiné à lutter contre les nuisibles accusés de « ravager » les récoltes. La molécule pesticide se retrouve dans toutes les parties de la plante, y compris dans le pollen et même dans l’eau (dite de guttation) qu’elle exsude, tuant ou affaiblissant tout insecte qui s’en nourrit. Les molécules, développées par de grands groupes industriels : BASF (Allemagne), Bayer (Allemagne), Monsanto (USA), Dow (USA), Syngenta (Suisse) n’étaient pas censées, en raison de leur très faible concentration dans les pollens, éliminer les insectes pollinisateurs mais les scientifiques - et les apiculteurs ! - constatèrent très vite la raréfaction des insectes ainsi qu’une surmortalité d’abeilles domestiques. Pourquoi ? Et surtout pourquoi les pouvoirs publics n’ont-ils pas pris les mesures nécessaires pour empêcher cette extinction des insectes, qui menace tous les écosystèmes ? Ce livre, dont le titre rend hommage à « Printemps silencieux », un livre paru aux USA dans les années 60 pour dénoncer les ravages du DDT et qui conduisit à son interdiction, dénonce la cupidité et la duplicité des groupes agrochimiques, qui avaient parfaitement et rapidement pris conscience de la dangerosité de leurs produits, et l’aveuglement, mélange d’obsession économique, d’incompétence scientifique et de naïveté, de la société publique (média, politiques, administrations, centres de recherche, etc.).

Les néonicotinoïdes agissent sur les insectes en produisant des effets neurotoxiques d’une extraordinaire efficacité. Ils ont été introduits sur le marché après une validation sommaire comportant des essais en laboratoire et des essais en plein champ, comportant tous des failles méthodologiques et des biais majeurs d’interprétation. Les essais en laboratoire ont simplement prouvé que la dose présente dans la plante était inférieure à la dose de létalité pour les abeilles, sans vraie considération des autres insectes (papillons, bourdons, etc.) et des autres effets. Pour reprendre une comparaison de l’auteur, c’est comme si on avait validé l’innocuité de la cigarette sur l'homme parce que fumer un paquet de cigarettes ne provoque pas un décès immédiat ! Or toutes les études en laboratoire ou en plein champ, y compris celles menées par les groupes industriels (mais qui n’en communiquaient que des résultats partiels et biaisés), ont montré sur les abeilles (qui ont concentré les efforts de recherche) des effets nocifs provoqués par l’exposition chronique, même à des doses infimes : troubles cognitifs (désorientation, désapprentissage, etc. - les abeilles ont un comportement social complexe et les butineuses peuvent s’éloigner à plusieurs kilomètres de la ruche : des abeilles devenaient incapables d’assurer leurs tâches dans l’essaim ou s’égaraient et mouraient, incapables de retrouver le chemin de la ruche), immunodépression (les insectes devenaient beaucoup plus sensibles aux infections – parfois mortelles - par des champignons ou des parasites), infertilité, etc. Les études en plein champ menées par les groupes industriels ne dévoilaient pas ces effets car elles se contentaient de mettre des ruches devant des parcelles traitées par le néonic en test et de comparer l’évolution de ces ruches avec celle de ruches placées devant d'autres parcelles non traitées par ce nénonic. En l’absence d’écart significatif sur les paramètres observés, l’étude concluait à l’absence d’impact du néonic. Outre que les paramètres choisis étaient souvent lacunaires ou inadaptés, le biais principal est que la parcelle témoin ne pouvait servir de référence fiable car elle était massivement contaminée par les produits pesticides déjà autorisés. De plus, les parcelles étaient souvent proches et la parcelle testée pouvait être située à distance de vol des butineuses de la parcelle témoin… Au final, toutes les abeilles étaient exposées à un coquetèle de pesticides et d’herbicides et présentaient donc des troubles globalement similaires. Pour reprendre la comparaison de l’auteur avec le tabagisme, c’est comme si on cherchait à tester qu’une nouvelle marque de cigarette n’était pas nocive en s’assurant, par un test comparatif, qu’elle ne créait pas de surmortalité dans une population témoin de gros fumeurs et non d'individus sains… En caricaturant à peine, on vérifiait juste que la nouvelle molécule n'était pas pire que celles déjà utilisées !

La comparaison avec le tabac n’est pas anodine car l’auteur accuse les industriels de l’agrochimie d’avoir repris et perfectionné toutes les techniques de lobbying et d’infiltration développée par l’industrie du tabac dans les années 50/60, qui lui ont permis d’être florissante jusqu’au début des années 2000. Le génie de ces industries est d’avoir réussi à détourner la recherche scientifique à leur profit, en finançant des études de diversion. Au lieu de nier la nocivité des produits, les industriels ont créé des fondations, des instituts, etc. pour la protection de la nature et ont financé des recherches universitaires qui exploraient toutes les pistes possibles de la disparition des insectes : destruction de l’habitat sauvage, aménagement des parcelles agricoles, changement climatique, espèces invasives (dont le frelon asiatique) et, surtout, maladies parasitaires (dont le varroa, souvent présenté comme une cause majeure), etc. Ces études, savamment relayées dans les media et auprès des politiques, ont longtemps permis de diluer l’importance des néonics, qui n’apparaissaient plus que comme un facteur parmi d’autres, dont l’impact était systématiquement minimisé, soit par lobbying soit par autocensure des chercheurs, ou par pression des milieux académiques qui craignaient de perdre les appuis financiers apportés par l’industrie. L'auteur ne conteste pas la pertinence des explications multifactorielles mais il souligne l'instrumentalisation de ces études, souvent rigoureuses mais présentées de manière biaisée, pour distiller du doute sur le rôle majeur des néonics et retarder les prises de décisions politiques, toujours reportées dans l'attente de nouveaux résultats scientifiques... L’industrie du tabac a longtemps fait de même en finançant des recherches sur les causes génétiques du cancer du poumon, sur les conséquences du style de vie urbain sur les cancers, etc. Néanmoins, l’industrie du tabac touchait à la santé humaine et a dû affronter le milieu médical, également très puissant, qui a fini par provoquer une prise de conscience politique. L’industrie agrochimique a pu prospérer sur une certaine indifférence (car, malheureusement pour eux, les insectes n'émeuvent personne ou presque) et sur la médiocrité d’administrations très complaisantes et très largement infiltrées par l’industrie (l’auteur cite plusieurs noms de personnes en grave conflit d’intérêt, comme Helen Thompson au Royaume-Uni ou Anne Alix en France). Deux choses ont tout changé : la première est la lutte entamée par les apiculteurs pour sauver leurs ruches ; la seconde est le déclin des populations d’oiseaux, constaté une dizaine d’années après l’introduction des néonics. Les oiseaux (qui émeuvent bien davantage que les insectes) sont touchés à double titre : les oiseaux granivores périssent ou s'affaiblissent après ingestion des produits de la plante et les oiseaux insectivores se raréfient faute de pitance… C’est uniquement grâce à ces deux phénomènes que les pouvoirs politiques, aux USA et en Europe – et singulièrement en France qui (même si on a tendance à se montrer très acerbe envers nos politiques) est le pays le plus en pointe au monde dans la lutte contre les néonics – ont fini par prendre des mesures drastiques. Tout d’abord un moratoire puis des mesures d’interdiction. Malheureusement, elles sont incomplètes (de nombreuses dérogations sont accordées) et interviennent trop tard car les neonics déjà introduits dans les champs, et très fortement surdosés dans l’enrobage de la graine, se sont diffusés dans toute la nature, notamment par ruissellement. Les recherches menées en Europe démontrent leur présence, à des degrés divers, dans tous les cours d’eau, même sauvages, où les populations d’invertébrés déclinent elles aussi massivement. Le livre a été publié en 2019 et n’évoque pas le covid ; néanmoins, il s’achève sur une note quasi-prophétique en évoquant que la diffusion massive de ces pesticides va, en affaiblissant le système immunitaire de l’ensemble de la faune, provoquer des épizooties d’une ampleur jamais vue. Ainsi, depuis quelques années, les chauves-souris nord-américaines sont décimées par une infection parasitaire causée par un champignon et des virus (l’auteur évoque la famille des ranavirus, et non celle des coronavirus) ravage les amphibiens. Quant au fameux varroa, parasite souvent pointé comme cause principale de la surmortalité des abeilles par les scientifiques en lien avec l'industrie agrochimique, l'auteur n'en nie pas l'impact mais souligne que la cause première est à rechercher dans l'affaiblissement du système immunitaire des abeilles par les neonics.

Que faire ? L’auteur évoque les initiatives courageuses menées par des scientifiques qui s’opposent au poids de l’agrochimie et à la complicité des administrations, qui n’ont pas d’expertise indépendante et sont obnubilées par l’impact économique de leurs décisions. L’auteur évoque ainsi l’appel de Notre-Dame-de-Londres (qui, comme son nom ne l’indique pas, a été lancé depuis le sud de la France !) par une trentaine de chercheurs qui ont créé la TFSP (Task Force on Systemic Pesticides) pour faire contre-pouvoir aux organisations internationales infiltrées par le lobby industriel. Ailleurs, des chercheurs ont même démissionné de postes réputés, comme Jonathan Lundgren, qui a quitté l’USDA (USA) pour pouvoir mener des études indépendantes et en publier les « vrais » résultats. Pourtant, le mal est profond car l’industrie agrochimique continue à travailler à de nouveaux produits (nouvelles molécules, OGM, etc.), qui n’auront plus l’étiquette de néonics, et les autorités administratives et politiques gardent toujours une approche économique et utilitariste fondée sur la productivité, sans aucun égard pour le respect intrinsèquement dû au vivant ou même tout simplement pour la santé publique. Il est d'ailleurs étonnant que l'auteur ne dise pas un mot des risques sanitaires encourus par les consommateurs finaux (nous autres humains) tant ces produits semblent aptes à se diffuser dans les écosystèmes mais aussi dans les chaînes alimentaires...

En conclusion de l'ouvrage, l’auteur dénonce toute l’absurdité de la situation actuelle car les gains de productivité escomptés par les agriculteurs ne seraient même pas obtenus. L’agrochimie, qui n’est qu’un des maillons de l’agriculture industrielle, prend comme postulat qu’il est impossible de produire suffisamment pour nos besoins sans recourir aux intrants (engrais, pesticides, herbicides, etc.). Est-ce vrai ? L’auteur (même s'il est dommage qu'il limite son étude à l'Europe et à l'Amérique du nord, sans y inclure l'Asie où les densités de population sont très supérieures) le réfute en évoquant même des pertes de rendement en agriculture intensive imputables à la disparition des pollinisateurs qui ne jouent plus leur rôle utile à l’agriculture ! Quant aux ravages causés par les insectes « nuisibles », des expériences de couverture assurantielle en agriculture biologique sembleraient démontrer que le coût des intrants achetés par les agriculteurs est très largement supérieur au coût des dommages provoqués par les insectes dits nuisibles…

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Les éditions

  • Et le monde devint silencieux [Texte imprimé], comment l'agrochimie a détruit les insectes Stéphane Foucart
    de Foucart, Stéphane
    Seuil
    ISBN : 9782021427424 ; 20,00 € ; 29/08/2019 ; 336 p. ; Broché
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