Un temps immobile de Jean-Luc Outers

Un temps immobile de Jean-Luc Outers

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Kinbote, le 6 janvier 2023 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 9 étoiles
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Journal du temps de la pandémie

UNE QUESTION ET SA RÉPONSE

« Dans dix ou vingt ans, que retiendrons-nous de ces deux mois cloîtrés dans nos maisons ou nos appartements ? », se demande Jean-Luc OUTERS dans cet ouvrage paru au TAILLIS PRÉ en avril dernier qui nous dit que nous avons été des millions, pour le moins, à vivre en Belgique, certainement, mais aussi dans nombre de pays du globe en mars-avril 2020, sous le coup de la sidération provoquée par l’ampleur et la gravité d’une pandémie inédite, puis, avec quelques variations et épisodes divers, des vagues et des éclaircies, durant les quelques deux années qui ont suivi.

A cette question, Jean-Luc Outers répond comme suit : « Sans doute, le côté inimaginable de la situation. Qui aurait pu penser qu’on allait en arriver là, à devoir renoncer à tout ce qui faisait notre quotidien et qui, telle une évidence, semblait aller de soi […] ». S’ensuivent tout ce qu’on faisait, contraint par le Covid, et tout ce qu’on refait, il faut le dire, depuis que la menace de la pandémie s’est éloignée grâce aux vaccins, n’en déplaise aux Antivax.
Ce livre constitué de textes écrits au jour le jour détaille à la façon d’un ethnologue (Outers cite d’ailleurs Claude Lévi-Strauss à propos d’un de ses ouvrages, La voie des masques) les pratiques du temps du confinement duquel, à la façon d’un ou l’autre Je me souviens perecquien/brainardien ce qu’on a presque oublié qui revient à la mémoire à la façon d’une madeleine de Proust.

US ET COUTUMES PAR TEMPS DE PANDÉMIE

Ce livre constitue une formidable recension de ce qu’est devenue notre vie entre mars 2020 et la parution de ce livre. Alors que chacun était assigné à résidence, sans contact direct avec autrui, pas même avec les membres de sa famille vivant sous un autre toit, nos existences se sont uniformisées comme jamais.

Le livre part d’une observation personnelle de l’auteur qui, dans le silence propre aux premiers temps du confinement, « délivré du tintamarre des voitures, du grondement des avions, du sifflement des trains, du crépitement des marteaux-piqueurs », perçoit le son de l’univers, sans qu’aucun mot tiré du lexique du bruit, ne parvienne bien à le définir.

« Car derrière ce silence, il y a, surgissant des confins, un bruit, comme une rumeur, celle de la terre qui nous parle. »

Comme si la terre profitait de ce silence propitiatoire pour se rappeler à notre attention, nous éveiller aux dangers qui la guettent.

« On avait sans y penser saccagé ses forêts, mutilé ses animaux, abîmé ses champs, pollué ses rivières et ses mers. »

« La terre réinvente la mémoire nous pressant de nous rappeler ce que nous n’avons pas connu. »

L’écrivain confiné profite de la situation pour s’interroger sur la permanence et la résistance de la beauté face au désastre, sur sa résilience, pourrait-on dire. Il observe que si le virus ignore les frontières, se propageant vite et partout, il nous contraint à « l’immobilité du rester chez soi » et à modifier en conséquence notre emploi du temps, à tourner en rond.

De même que notre corps est alors limité dans ses mouvements, « le présent se dilate », « les jours s’écoulent pareils ». On ne distingue plus les jours de la semaine ni ceux-ci du week-end.

« Le futur, c’est-à-dire l’avenir, n’est plus associé à des projets de rencontres, de travail et de vacances. […] L’avenir se confond désormais avec la suspension du temps. » Ce qui le conduit à formuler, adapté aux circonstances, le concept de « temps immobile ». SI le doute et l’incertitude priment quant à ce que sera le lendemain, même non exprimé, l’espoir de sortir de cette situation demeure solide et permet de tenir : « Nous vivons accrochés à l’espoir des jours meilleurs. »
Dans des sections de trois ou quatre pages, il nous est rappelé aujourd’hui, à l’heure où on lit ces lignes, ce que nous avons vécu au moment où Outers le notait journellement, avec justesse et opportunément : le port obligatoire du masque et la « guerre des masques », les nombres hallucinants de morts, les règles de distanciation, les gestes barrières, le surgissement sur la scène publique des scientifiques, experts et praticiens, ainsi que le bannissement des métiers de la scène et des activités artistiques, la pratique du yoga comme remède à l’angoisse et moyen d’ « écouter son corps », les aides de l’État, les consultations ou réunions par écran interposé, la notion de pic – qui ne relevait désormais plus du seul domaine de l’alpinisme (et l’occasion pour l’auteur de citer un livre de De Luca, Sur la trace de Nives) – et qu’il s’agissait moins d’atteindre que de vite dépasser, ou, à défaut, de stationner sur un plateau. Nouveau vocabulaire, nouveau mode de vie. Avant bientôt le dépistage, le traçage et la géolocalisation qui suscitent des questionnements à propos de « la liberté individuelle et de la vie privée ».

Outers observe aussi ce qu’est devenue la politique à la faveur de la crise sanitaire, et ce qu’elle a révélé de peu glorieux et d’inquiétant sur les gouvernants et leur mode de gouverner désormais.

Avec l’obligation de garder ses distances, l’auteur observe que le « toucher érigé en interdit » mettait l’accent sur ce sens qu’on avait un peu oublié, jugé moins important que les autres : vue, ouïe, goût, odorat, ces deux derniers ayant par ailleurs été mis à mal par le Coronavirus.

À la faveur du premier déconfinement, on aperçoit à différents signes « une lumière tremblante au bout du tunnel » : la réouverture des magasins de fleurs mais aussi des garages et magasins de bricolage. De même qu’on pouvait se montrer à l’écoute de l’univers, il était possible d’assister au renouveau de la nature, voir pousser des fleurs de ballast, au Japon ou en Inde, entendre gazouiller toutes sortes d’oiseaux… Si l’Homme payait son tribut au virus, fruit, si l’on peut dire, du mauvais traitement qu’il a fait subir à la terre, la flore et la faune ne cessaient de jouir de la mise à l’arrêt des activités proprement humaines.

MAIS ENCORE...

Les textes formant ce livre furent « lus quotidiennement à Paris grâce à Textes et voix » par des comédiennes et comédiens avec un accompagnement musical au violoncelle.

Les trois-quarts des textes concernent la période de mars-avril 2020.

La dernière partie porte sur la deuxième vague et le deuxième confinement de la rentrée 2020 quand l’espoir estival est mis à bas et que les courbes des décès repartent à la hausse. « L’heure est au ressentiment. Il n’y pas de malheur sans bouc émissaire », note Jean-Luc Outers. On cherche des responsables à ce retour de flammes du feu viral dans la population : on accuse les restaurateurs et les cafetiers, les cinémas, les jeunes, les voyageurs, les lieux de prière… Le désespoir pointe son nez : « La vie se résume à la peur de la perdre. »

Puis, en mars 2021, le vaccin est découvert mais la vaccination n’est pas encore à l’ordre du jour alors qu’on redoute une troisième vague et un scénario déjà éprouvé refait surface avant quelques mesures d’assouplissement… et l’arrivée d’un nouveau mot, variant, porteur de nouvelles menaces et pertes de contrôle des autorités. On est en janvier 2022.

Mais le pire, la fin de la pandémie se profilant, c’est, observe justement Outers, « un niveau de défiance jamais atteint envers les institutions et les gouvernants dont l’inusable pragmatisme est impuissant face à l’onde de choc qui désagrège des pans entiers de la société ».

Après le fol espoir du premier confinement et la joyeuse euphorie du premier déconfinement, qui plus est aujourd’hui, depuis la parution du livre, la pandémie maîtrisée, mais avec la survenue aux portes de l’Europe d’une guerre qu’on n’avait jamais imaginée « quelque chose s’est perdu sans que l’on sache exactement quoi sinon cette confiance dans un monde maîtrisable et prévisible ».

« Il ne s’agirait pas de faire le deuil de quelque chose qui ressemblerait à notre mode de vie mais plutôt d’un avenir qui, il y a deux ans, encore nous ouvrait grand les bras. »

Et Jean-Luc Outers de conclure, justement, ce Journal du temps de la pandémie qui, partant d’une suite d’observations très fines, a permis, durant une période pénible, de tirer des leçons de sagesse et se révèle au final un manuel de savoir-vivre à l’usage des populations à venir :

« A présent le temps semble figé dans une immobilité qui fait fi des projets et des grands desseins. »

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