Aventures dans l'irréalité immédiate de Max Blecher

Aventures dans l'irréalité immédiate de Max Blecher
(intîmplâri în irelitatea imediatâ)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 18 décembre 2022 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Un court roman introspectif, marqué par le sentiment de la souffrance et de l'enlisement dans un monde pourrissant

Tout d’abord, notons qu’il serait vain de chercher en Roumanie un ouvrage de Marcel Blecher. Rendons donc à Max Blecher ce roman curieusement attribué à Marcel par la traductrice qui, pour cette première édition en France, prit l'initiative de modifier et franciser son prénom. Fut-ce à cause des liens entre la littérature roumaine et la France qui accueillit, dans les années 20 et 30, de nombreux auteurs et poètes roumains dont certains adaptèrent leur patronyme (comme Eugen Ionescu qui devint Eugène Ionesco) ? Blecher, né en 1909 dans une petite ville de Moldavie, a effectivement vécu quelques années en France pour y mener des études de médecine avant d’y renoncer en raison d’une tuberculose qui transforma sa vie en calvaire et lente agonie et finit, au terme de plusieurs séjours en sanatorium, par provoquer son décès à l’âge de 29 ans. Il eut néanmoins le temps et la force d’écrire un journal et deux romans, en partie autobiographiques, mettant en scène des narrateurs dont le rapport au monde est totalement façonné par la maladie, où la perception de la souffrance est tellement intériorisée qu’elle devient une donnée du vécu et donne au lecteur le sentiment d’une distorsion permanente de la réalité… La traduction littérale du titre (« Expérience d’être dans l’irréalité immédiate ») reflèterait, mieux que le choix de la traductrice d’introduire le mot « aventures » dans le titre, la dimension psychologique et presque métaphysique du récit, dont le ton de réalisme étrange nourrit un sentiment d'oppression et de décalage avec le réel qui, comme l'énonce le 4ème de couverture, inscrit Blecher dans la lignée de Kafka.

Le narrateur est un jeune adolescent chétif et solitaire, qui vit encore chez ses parents, qui peine à communiquer avec autrui et s’interroge sur son identité et sur la réalité du monde. Doté d’une hypersensibilité synesthésique, il est en proie à des crises qui suscitent des hallucinations lucides, parfois subies parfois provoquées, qui m’ont irrésistiblement fait songer aux expériences de Charles Duits avec la mescaline, décrites dans « Le chemin de l’éclairement ». Le récit s’ouvre sur l’évocation d’une de ces crises où le narrateur sent sa personnalité, son individualité, se dissoudre dans la contemplation d’un point fixe sur un mur de sa chambre. La pièce se transforme alors en un lieu étranger où chaque objet devient singulier et provoque le trouble du narrateur, qui se sent devenir un objet parmi les autres, comme effacé par l'intensité de la présence muette des choses, qui semblent auréolés de lumière. Cette expérience pourrait s'apparenter à une sorte d'épiphanie mais elle constitue surtout la source d'une angoisse existentielle :

Le sentiment d’éloignement et de solitude éprouvé aux moments où ma personne quotidienne s’est dissipée dans l’inconsistance diffère de tout autre. Lorsqu’il dure longtemps, il se mue en peur, en angoisse de ne plus jamais pouvoir me retrouver. Quelque part, il reste de moi une silhouette incertaine, entourée d’un large halo lumineux, comme un objet perdu dans le brouillard.

L’ébranlement de son identité profonde interroge également la quidité du corps. Le narrateur, adolescent fragile, semble fasciné par les expériences de dissolution, par le sexe, par la mort, par la boue, et par les paysages à l’abandon, ruines et terrains vagues… Il y a quelques scènes assez sordides, notamment les fantasmes sexuels que ressasse secrètement le narrateur ou le détail d’une toilette mortuaire ou celle où il se vautre, sous la pluie, dans la boue et le fumier du marché au bétail, mais elles sont transcendées par la dimension presque cosmique de ses certitudes sur l’inanité et l’absurdité de la condition humaine. En fait, davantage que Kafka, Blecher me fait songer à Beckett, à ses réflexions désabusées et cruellement ironiques sur les souffrances et la déliquescence du corps, sur la grisaille et le pourrissement du monde glissant au néant :

J’entrai dans la boue d’abord avec un pied, puis avec l’autre. Mes souliers glissaient d’une manière plaisante dans cette pâte élastique et collante. A présent j’étais un être issu de la boue, fait de la même substance qu’elle, jailli de la terre. Les arbres eux aussi n’étaient que de la boue solidifiée échappée de l’écorce terrestre. Leur couleur était éloquente. Mais pas seulement les arbres ! Et les maisons et les hommes ! (…) En vain les hommes s’étaient-ils enveloppés de leur peau blanche et soyeuse et vêtue d’habits. En vain, en vain… En eux gisait, implacable, impérieuse, élémentaire, la boue ; la boue chaude, grasse et puante. L’ennui et la stupidité de leur vie en disaient long.

Malgré le désespoir qui émane du texte, le ton n’est jamais plaintif. La souffrance n’est pas subie comme une épreuve mais ressentie comme constitutive de toute vie, jusqu’à la mort. Le récit s’achève sur l’enterrement d’Edda, la jeune épouse de Paul Weber, un jeune homme vigoureux et bon vivant dont l'énergie fascine le narrateur, décrit comme un engloutissement du corps dans la terre du cimetière, pleine d’autres corps purulents en train de moisir… Y-a-t-il quelque chose, en ce monde atroce et absurde, qui vaille la peine de continuer à vivre ?

Quelque chose au fond de moi se débattait, cherchant à me prouver l’existence d’une réalité supérieure à la boue, et d’une autre nature. En vain… Je ne pouvais nier ma propre identité, depuis longtemps avérée, et maintenant cette vérité se confirmait, comme d’habitude : il n’existe au monde que la boue. Ce que je prends pour de la douleur n’est, en moi, qu’une faible agitation de la boue, son prolongement protoplasmique, modelé en mots et raisons.

Il y a pourtant autour de lui des êtres qui semblent heureux et insouciants, comme ces autres garçons de son âge, qui jouent dans la rue et n’ont jamais mal à la tête, ou ces pantins mécaniques joliment habillés dans les vitrines des magasins, à la vie parfaitement réglée et au joli sourire peint sur leur visage que n’ombre aucun souci… Le narrateur, malgré sa certitude d’être prisonnier de la boue (au point qu’il essaye un soir, pour mettre fin à l'amertume de sa vie mesquine et inutile, de s’empoisonner en avalant tous les cachets traînant dans un tiroir de commode mais ne parvient qu'à se rendre malade, veillé par son père), rêve de s’en libérer comme un dormeur s’éveille de son cauchemar. L’écriture de Blecher, portée par la souffrance et la maladie qui confèrent à la perception sensorielle une extraordinaire acuité au détail (le toucher d'un tissu ou du bois, les jeux d'ombre et de lumière du soleil creusant des tunnels dans l'épaisseur des nuages, le chaos des couleurs, des senteurs et des bruits dans la rue ou au cirque, etc.) est pleine de fulgurances et d’images poétiques originales à l’étrange beauté, parfois presque horrible comme l'évocation du travail des bouchers ouvrant les chairs des bêtes mortes suspendues tête en bas aux crocs des échoppes, ou parfois d'une grande délicatesse comme quand le jet d’eau d’une fontaine est décrit ainsi que la queue de cheval d’une jeune fille… Et, un peu comme dans Alice de Lewis Carroll, le narrateur ne cesse, dans la petite ville où il vit, de découvrir des passages vers des lieux cachés derrière des apparences banales et de rencontrer des êtres étranges, souvent comme lui fragiles et malades, qui semblent connaître des secrets. Ainsi le vieux Weber et sa collection d'objets hétéroclites, désuets et fascinants. Ainsi une femme qu'il suit dans la rue, jusqu'à chez elle, désespéré du sentiment de sa solitude tandis qu'il reste planté devant sa maison. Ainsi les baraques de curiosité du cirque, les photographes ambulants et les mannequins du cabinet de cire, dont l'émeut l'immobilité imitant la vie comme un admirable mensonge vrai. Ainsi, une vieille mendiante crasseuse et folle, qui erre en haillons dans la ville en criant et en dansant, montrant parfois son sexe aux passants, et dont le narrateur admire et jalouse la folie comme une merveilleuse liberté. Ainsi les lessiveuses dans les coulisses du théâtre, où il aime s'introduire en cachette. Ainsi Walter, un garçon de son âge rencontré dans la rue, qui le mène dans une cave enterrée au fond d’un fossé, au bout d’un terrain vague, où sa bande amène les filles qu’ils attrapent. L’endroit est dangereux car des hommes de fer se tiennent immobiles dans les profondeurs mais seraient capables de les étrangler s’ils s’en approchaient… L'endroit semble aussi presque magique, comme extérieur au monde ainsi que le terrier du Lapin d’Alice, et le narrateur ne le retrouvera jamais, avivant son sentiment de solitude :

Les jours suivants, je le cherchai partout, mais en vain. Aucun autre moyen de le retrouver que de me rendre à la cave. Mais quand j’arrivai au terrain vague, il me sembla tout changé : partout des monceaux de détritus, des bêtes crevées, des pourritures qui répandaient sous le soleil une odeur nauséabonde. Avec Walter je n’avais rien remarqué de tout cela ; je renonçai à aller jusqu’à l’entrée de la cave ; c’est ainsi que je perdis Walter.

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