Belgiques de Grégoire Polet

Belgiques de Grégoire Polet

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Kinbote, le 5 décembre 2022 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 10 étoiles
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101 détails d'une fresque littéraire consacrée à la Belgique d'hier et d'aujourd'hui

DÉFENSE DU GENRE COURT

La collection BELGIQUES propose chez Ker Editions quatre nouveaux titres chaque année. Celui de Grégoire Polet offre101 micronouvelles d’une demi-page à cinq pages, qu’il inscrit tout en s’en démarquant dans la lignée des microfictions de Régis Jauffret et des miniatures de Dostoïevski. Il donne le titre générique de "détails" à ces nouvelles singulières qu’il a écrites principalement dans les cafés, bars, brasseries… « en excursion volontaire ou involontaire, d’Ostende à Beaumont […] où le ferment bruxellois prédomine ». L’"Ardoise" finale, constituant le 101ème texte, dresse l’inventaire de tous les lieux visités, avec une phrase de présentation pour chaque endroit.

« La miniature, écrit-il, n’est pas seulement un exercice et une hygiène, un soulevé de terre bref et intense, un shot d’endorphines, un échauffement matinal aux travaux romanesques, un laboratoire. C’est surtout, comme toute improvisation, le fruit de toutes les écritures passées. »

En épigraphe de ce recueil de détails, une citation d’Alfred Polgar, l’écrivain autrichien : « La vie est trop brève pour la forme littéraire longue […] ; la vie fermente et se décompose trop rapidement pour pouvoir la conserver indéfiniment dans des livres longs. »

DÉTAILS PÈLEMÊLE

Le premier détail au sens pictural, qui va porter l’action et engager le lecteur à approcher le réel autrement, dans la nouvelle intitulée "Lapsus", est celui que fait une cliente qui s’adresse au serveur en lui demandant « L’addition, si je vous plais », lapsus qui ne tirera pas à conséquence. Plus d’une « histoire d’amour » du recueil ne se résout pas favorablement ; coups de foudre manqués, non suivis d’éclairs de reconnaissance, manœuvres d’approches non suivies d’attouchements. À propos de l’idylle, contenue, entre Verhaeren et madame Van Rijsselbeghe, au printemps 1894, dans une petite villa de la côte, l’auteur écrit : « Elle aura vu, avec quelque cruauté, ce désir – le sien aussi – se tordre comme un animal dans le feu, elle aura gardé dans son cœur cette impression durable, beaucoup plus durable que des éjaculations, des corps fatigués, peut-être décevants. […] Elle aura pensé que dans la bile ou le fiel spécial de l’inaccompli et du refusé, dans cette difficile résistance au bonheur se trouve une porte étroite, qui mène à quelque chose de mystérieux, et de plus désirable en fin de compte. »

On retrouvera un lapsus dans le texte intitulé Mélanie et, dans la nouvelle la plus coquine du recueil (Gentrification), c’est un mot qui est à découvrir à partir d’une définition ambiguë : « De nuit, elle est longue », proposée par le voisin de comptoir du narrateur.

Autre détail d’une autre brève nouvelle (Zoé), « deux petits gants de boxe qui pendent au rétroviseur » intriguent la narratrice prise en stop par le conducteur d’un véhicule…

La nouvelle intitulée "Le parapluie de Monsieur Emerson" met l’accent sur un pépin se trouvant dans un ancien seau à charbon à l’entrée d’un bistrot. La fille du comptoir pense d’abord qu’il appartient à un client qui ne fréquente plus l’établissement…

Comme souvent, la nouvelle propose d’emblée un fragment, une phrase d’accroche qui sera explicitée plus avant dans la suite du texte.

On trouve des nouvelles plus classiques, dans leur traitement, du moins, qui n’en sont pas moins remarquables et des modèles du genre, comme cet homme qui observe des coïncidences dans sa journée (Benoît) et finit par acheter un billet de Lotto ou ce garçon qui crache (Péniche) d’un pont sur une fille se trouvant sur le chaland qui passe, ou encore ce fils qui va visiter sa mère à la maison de repos pendant un match de demi-finale de coupe diffusé à la télévision (L’autogoal).

Une seule fois, le narrateur est clairement identifié au seul patronyme de l’auteur, Polet, lorsqu’il il est pris à partie par un homme sorti de prison au Café Belga – qui sert des sandwiches bobo (Magnum). Pour le reste, les narrateurs se distinguent de l’auteur et peuvent être de genre féminin, histoire de montrer que le narrateur n’est pas un et inaltérable, que l’auteur se joue aussi bien de lui que des personnages, fictifs, ou non, rapportés à la troisième personne.

"Epuisement d’un lieu bruxellois" se veut un clin d’œil aux exercices parisiens de Perec, alignant des observations pour se terminer par une intervention du narrateur. Cette référence nous reporte au projet perecquien, qui vaut pour ce recueil, consistant à décrire « ce qu’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages ».

Nietzsche est aussi convoqué avec ses "Considérations intempestives" qui conduisent l’auteur à philosopher, notamment sur le questionnement du visible ou la tentation de pénétrer dans un tableau.

Plus d’une nouvelle rend parfaitement le « bourdonnement de la parole » (surtout la nouvelle intitulée "Au Plattesteen") et la vie foisonnante des cafés, de même que ce qui transparaît de la société dont ils constituent un creuset bouillonnant et représentatif.

Une des clés de la technique de l’écrivain au travail est en partie donnée dans cette nouvelle (Rêves) où deux amis se rencontrent au café pour se raconter leurs rêves : « J’ai constaté que j’entends mieux ce que je regarde […] Les mots qui m’échappaient ajoutaient au charme mal cousu des songes. »

BESTIAIRE

Le carabe qui « projette par le cul une goutte de venin » (Gigi, le dimanche) ; un ara gris à queue rouge qui « tourne la tête pour vous fixer de son œil rond » (Valérie et moi) ; un petit guépard en malachite supposé volé par une femme de ménage (Guépard) ; un chien comme une figure de tableau, « à peu près la moitié de la beauté du Prado ou du Louvre qui se dandine » (Avant l’orage) ; les mouches et guêpes piégées par les vitrines des restaurants (Considération intempestive) ; la corneille (ou un choucas ou un corbeau) qui vient se poser sur un pied posé sur l’autre d’un homme couché sur un terrain de foot (Corbeau) ; des frelons qu’une fille ne fuit pas pour se précipiter dans une piscine, contrairement à ses amies (Frelons) ; l’oiseau dans une cage qu’on monte sur une table ou une demi-colonne (L’oiseau ou lui).

PERSONNAGES HISTORIQUES

Outre Verhaeren et Madame Van Rijsselberghe, on trouve de nombreux personnages historiques liés à la Belgique et qui sont les sujets des nouvelles : Anna Bloch, la seule acheteuse d’un tableau de Van Gogh de son vivant ; le prince de Ligne et son fils Charles tué par un boulet de canon à Mons, dont le corps est ramené à Beloeil en octobre 1792 en l’absence de son père qui est à Vienne ; Jean-Pierre Rostenne, spécialiste des cartes postales et concepteur de cannes ; Albrecht Dürer en visite dans les villes belges en 1520 ; le méconnu Thomas Braun, poète des Ardennes, vanté par Francis Jammes ; Max Elskamp, à sa mort en 1931 ; les enfants de Léopold II et le roi Baudoin en photo ; le peintre Joachim Patinir né à Dinant en 1483 ; le sculpteur gantois Verschaffelt ; Lou Tseng-Tsiang, Premier ministre chinois dont l’épouse était belge et qui finira sa vie en tant que moine dans une abbaye flamande ; les frères jumeaux Oyens, peintres hollandais installés à Bruxelles ; Chateaubriand lors de son exil forcé en 1815 ; Erasme, à la fin de sa vie ; Charles Niellon, le général qui mena les troupes révolutionnaires belges de 1830 ; Louis Burniaux, le frère de Constant, brancardier mort sur le front de l’Yser ; le seigneur de Beaumont, qui a fait construire la Tour de la Salamandre il y neuf cents ans, que le narrateur voit depuis le bureau de sa chambre aujourd’hui.

PURE POÉSIE

Dans la nouvelle d’une page « Avec François », cette description d’« un moment émouvant », quand «dans le jet de la fontaine, les gouttes approchent le sommet de leur arc, ralentissent, ont un imperceptible instant d’arrêt puis, pour retomber, reprennent lentement de la vitesse » Le ravissement du narrateur, et François qui n’en a « rien à foutre ».

ET JE NE VOUS AI ENCORE RIEN DIT...

Et je ne vous ai encore rien dit de mes nouvelles préférées, "Juan Calvo et son livre de moins", à propos d’un ancien espoir de la littérature rencontré dans un bar pourri ou bien celle (Gare à toi) où le narrateur voit dans une gare quelqu’un lisant son livre… Comme l’occasion n’est pas près de se représenter, il ose interpeller son lecteur pour lui demander, sans confier qu’il est l’auteur – ce qui serait trop risqué – si c’est bien…

EN GUISE DE CONCLUSION

On rit beaucoup, on meurt parfois, il pleut forcément, on croit à sa chance et on déchante, il arrive qu’on hallucine, qu’on retourne dans le passé, on roule à vélo ou en voiture, on flashe sur un serveur ou une serveuse qui deviennent le centre du monde avant de s’évanouir dans la nature ou le cours des jours.

Les notations brèves, le style tonique, sans longueurs, les ruptures de ton qui rythment le récit, alternent les modes de narration permettent de passer d’un registre, d’un point de vue à l’autre. Guère de longues descriptions, donc, pour évoquer un décor, un personnage, croqués en quelques courtes phrases.

Un plaisir de lecture, tout du long.

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