Les rescapés de l'aube de Isabelle Bielecki

Les rescapés de l'aube de Isabelle Bielecki

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Théâtre

Critiqué par Kinbote, le 20 novembre 2022 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 9 étoiles
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Arthur Rimbaud et Camille Claudel

On connait l’Isabelle BIELECKI romancière, autrice d’une trilogie autofictionnelle remarquable, et de délicieux poèmes appelés "stichous". Elle est aussi dramaturge et livre ici deux pièces historiques, relatives, plus précisément, à des icônes du XIXème siècle: Arthur RIMBAUD et Camille CLAUDEL (même si cette dernière est morte en 1943, elle a produit la majeure partie de son œuvre au siècle précédent).

Il ne s’agit pas de biopics. Les deux protagoniste sont pris à un moment de leur parcours mais proches dans le temps de l’action même si situés en des lieux très éloignés puisque Le Bateau de sable saisit Rimbaud face au désert, s’adressant à une femme voilée et à sa muse, quelques temps avant sa mort survenue en 1891 et l’action de Valse nue met en scène Camille Claudel dans son atelier en 1892, lorsque sa longue liaison avec Rodin se distend, en compagnie de quatre autres personnages.

Outre cette proximité temporelle et un destin hors du commun, Rimbaud et Claudel sont affectés d’un problème à la jambe, qui fait boiter l’une et qui sera la cause de la mort de l’autre. Les jambes sont le symbole et le moyen du déplacement alors que les deux héros des textes de Bielecki ont surtout été des marcheurs dans leur tête qui, par volonté ou par contrainte, ont dû s’extraire de la société pour donner la pleine mesure à leur imaginaire et révolutionner les formes dans lesquelles ils ont œuvré. Il faut aussi dire que Claudel est tout entière dans ses mains, par où elle travaille la glaise – ou la chair.

" J’ai des mains qui refont le monde. Pas mon ventre, mes mains ", répond-elle à sa mère qui l’exhorte à devenir mère à son tour.

Ils sont donc pris à un moment où un de leurs membres inférieur les lâche, immobilisés en partie ou totalement, pour, qui plus est, Camille qui finalise sa sculpture dédiée à l’amour et à la danse.

Ce figement accidentel oblige Rimbaud à se pencher sur la différence entre la réalité, figurée par Mariam, la femme voilée, et le moteur de l’imagination poétique, personnalisée par l’Ange, la muse qui n’a cessé de le poursuivre, de le tirailler et avec laquelle il voudrait bien renouer une dernière fois avant de mourir.

Au cours de ses échanges avec sa sœur, sa mère, une amie et un apprenti de Rodin venu lui apporter du charbon (l’action se passe en hiver), Camille Claudel se dévoile dans son intimité, ses rapports aux autres et au réel, sa passion pour son art et son attachement à Rodin.

Le personnage de Nicolas, l’apprenti, est comme un Rimbaud dix ans après, happé par l’idée d’aventure, la fièvre du départ, l’évasion. Il représente l’homme d’action épris d’ailleurs, de découvertes mais aussi d’affaires commerciales, ce à quoi Camille n’aspire pas, dévouée corps et âme à son art et qui en attend une sorte de rédemption.

Les seuls enfants qu’elle s’autorise sont ses sculptures.

« Je veux créer, donner la vie partant de l’âme et non par ce trou, comme vous, dans les humeurs. Jamais. Mes mains vont me sauver ! »

Notons qu’en 1893, Octave Mirbeau, après avoir vu leurs oeuvres au Salon, écrivit : « Rodin est plus scandaleux, mais Camille Claudel est plus révolutionnaire. »

La suite de l’histoire, qui déborde du cadre de la pièce, le rapt dont elle sera victime avec l’accord de sa famille pour être internée à vie, privée de sa pratique, n’en apparaît que plus dramatique et révoltant.

A la fin de son existence, le Rimbaud de Bielecki en est revenu de la vraie vie vers laquelle il a couru : « La vraie vie, je l’ai vue, touchée, elle m’a pris une jambe. Et pas un mot en échange, pas un souvenir à raconter. »

Il veut en découdre à nouveau avec l’écriture, « écrire la plus belle phrase qui soit, à faire s’arrêter le monde », même si il reconnaît qu’ « écrire est un maladie », un asservissement. Il craint autant qu’il le redoute l’emprise de l’écriture, le feu de l’inspiration.

Par ces deux textes voués à la scène, Bielecki est parvenue, sans user de citations ou d’épisodes par trop reconnaissables ou déjà traités par ailleurs, à trouver un angle de vue tout à fait singulier et propre à pointer la nature profonde et insoupçonnée de ces deux monstres sacrés, à traiter par là au plus près la problématique et l’essence de l’artiste ou de l’écrivain en prise avec le monde et ses démons intérieurs. On peut aussi inférer que, dans la mise en situation de ces deux créateurs emblématiques, Isabelle Bielecki dit beaucoup d’elle-même, de son rapport à l’écriture et à la vie.

Le livre comprend des illustrations de Pierre Moreau et le texte de quatrième de couverture est de Michel Ducobu.

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