Voyage au bout de la lune de Daniel Goossens

Voyage au bout de la lune de Daniel Goossens

Catégorie(s) : Bande dessinée => Humour

Critiqué par Eric Eliès, le 7 avril 2022 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
Visites : 1 981 

Un chef d'oeuvre de comique absurde, à la fois subtil et délirant

Inaugurera-t-on un jour, dans les décennies à venir (si du moins l’humanité survit jusque-là !), des rues ou des statues en hommage à Daniel Goossens, génie comique du 20-21ème siècle ? Ce n’est pas impossible tant le talent de Daniel Goossens me semble dépasser le domaine de la bande dessinée et repousser, au-delà des limites connues, l’art du comique absurdement cohérent ou logiquement délirant, à la fois et en même temps profondément sérieux et totalement débile, tout en réussissant l’exploit de ne jamais sombrer dans le n’importe quoi ou la facilité… Ce « voyage au bout de la lune », dont le titre est un incongru mélange du voyage au bout de l’enfer et du voyage vers la lune, fut pour Goossens l’album de la consécration avec l’attribution du grand prix du festival d’Angoulême. Prix totalement mérité pour une BD extraordinaire d’inventivité et de maîtrise de l’art du décalage, dont le dessin de couverture (autant celle de l’ancienne édition que celle de la nouvelle édition) fait déjà pleurer de rire… Quel malheur que CL ne permette pas de plus grandes incrustations d’image !

Comme toujours chez Goossens, le dessin noir et blanc (encre de Chine et lavis) est remarquable, avec des cadrages quasi cinématographiques qui mettent en valeur aussi bien l’expression des visages que l’architecture des grandes mégalopoles du futur qui sombrent peu à peu dans le chaos. En effet, la décadence morale et la dépravation des mœurs ont conduit l’humanité vers les pires perversions et au bord de l’apocalypse… Heureusement, une poignée de militaires a décidé de sauver le monde en envoyant une équipe sur la Lune, qui permettra à l'humanité de prendre un nouveau départ. Et tant qu'à être sur la Lune, ils y peindront aussi un message géant, qui sera visible de tous les hommes sur Terre, pour provoquer en eux un choc psychologique qui leur fera prendre conscience qu’ils se sont fourvoyés dans une impasse civilisationnelle. Comme le dit le colonel aux quelques hommes d'élite qu’il a rassemblés dans sa salle d’état-major :

« Le monde, messieurs, est en perdition. Partout la guerre et la violence. » (plan sur le colonel) // « L’état-major a compris que cette guerre serait la dernière, car à force de s’auto-détruire, l’humanité va disparaître de la surface de la Terre » (plan d’ensemble sur les militaires du premier rang, qui écoutent respectueusement le chef - l’un d’eux porte encore sa casquette et derrière lui, ça chuchote « le chapeau » « chutt » « ho, le chapeau ! » // « Aussi allons-nous planter une graine… SUR LA LUNE ! Une graine d’où poussera une nouvelle humanité, qui aura pour mission de recommencer le processus complet de développement de la civilisation, en évitant le fist-fucking… » (gros plan sur le visage du colonel avec cigare à la bouche et, en arrière-plan, des cosmonautes plantant fièrement une bannière sur la Lune).

L’homme choisi pour être le chef de cette mission, c’est Mick Morton, un officier supérieur (il est commandant) à la gueule et à la carrure d’acteur hollywoodien, qui vit un peu à l'écart, avec sa grand-mère adepte du double-fist-pelote-fucking (c’est-à-dire qu’elle oblige Mick Morton à plonger ses deux mains dans une pelote de laine pour l’aider à tricoter). Un peu décontenancé, Mick Morton a bien quelques interrogations mais le colonel a réponse à tout :

Mick: « Mon colonel, quel message devrons-nous écrire sur la Lune ? »
Colonel : « Je sais pas... Vous trouverez en chemin, je vous fais confiance. »
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Mick: « Mais, mon colonel, pour planter la nouvelle graine d’humanité, il faudra des femmes ! »
Colonel: « Hahaha, sacré Mick, je vous vois venir !!! »
Mick: « Mais, mon colonel… »
Colonel : « Bon, Mick, n’essayez pas d’abuser de la situation… »
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Mick: « Mais pourquoi moi ? D’autres ont de bien meilleures conditions physiques que moi et mes notes à l'écrit n’ont jamais été très bonnes… »
Colonel (petite tape sur l’épaule) : « Je sais pas, Mick. C’est important ? »

Maintenant que le plan a été mis au point et que l’équipe a été constituée, il ne plus reste plus qu’à construire une fusée et partir sur la Lune. Comment ? Heureusement, l’armée peut compter sur un vieux savant fou, un peu excentrique et solitaire (déçu par les femmes, il préfère la compagnie des escargots car eux ne savent pas tricher avec les sentiments), qui a visiblement lu tout Blake et Mortimer et a inventé un incroyable moteur à octo-combustion carbonique, dont il ne cesse de déballer les plans aux militaires qui l'écoutent en baillant. Il est prêt à tout (mais vraiment prêt à tout ! la scène où il se déguise en femme et minaude pour tenter d'obtenir un démodulateur d'ondes hyper-fréquence est un moment d'anthologie...) pour le mettre au point. Malheureusement, le carburant pour ce moteur est extrêmement difficile à trouver. Aussi, une expédition est lancée à travers la jungle pour trouver la légendaire fleur de nostalgie, une fleur qui, lorsqu’elle est mouillée par les pleurs d’un enfant innocent, se met à gicler de l’essence (et de la bonne !!!). Après moult périples et épreuves cruelles, l’expédition parviendra à trouver la fleur mais, hélas, ils n’ont pas trouvé d’enfant innocent (car, aujourd’hui, quel gosse a encore assez d’innocence en lui ?). Heureusement, dans l’expédition, il y a un soldat (qui ressemble furieusement au Louis de Georges et Louis), qui a gardé son âme d’enfant, n’arrête pas de pleurnicher parce que marcher c’est trop dur, parce que tous les autres sont trop méchants, parce qu'il s'est cassé un poil (dit-il en regardant sa main !), etc. et il parviendra, sans vraiment le vouloir, à faire couler l'essence de la fleur de nostalgie et il n'y aura plus qu'à remplir les jerrycans ! La fusée décollera-t-elle ? L’humanité sera-t-elle finalement sauvée ? Mick Morton reverra-t-il sa grand-mère ? Suspense !!!! Je ne vais pas non plus tout dévoiler…

L’histoire est découpée en chapitres, qui tournent en ridicule les poncifs des films d’aventure et des films de guerre. Ainsi, dans la jungle, les militaires arriveront à dépanner leur camion embourbé en réparant un essieu cassé avec du chewing-gum, ce qui suscitera quelques cases plus loin cette exclamation paniquée quand le camion cassera à nouveau : « Chef, chef, c’est le chewing-gum qui a lâché ! ». Tous les clichés du film de guerre seront tournés en dérision, avec des scènes rehaussées par le dessin de Goossens qui sait dramatiser l’instant dans un faciès impassible ou une trogne aux traits hyper-expressifs. Ainsi, tandis qu'un vieux militaire meurt dans les bras de son frère d’armes, en lui demandant, dans un râle et en regardant le ciel : « Quand je mourrai, s'il te plait, ne me ferme pas les yeux ! » « Je te promets » « Oui… Tout le monde fait ça, à la fin, c’est naze ! », un autre leur gueule dessus depuis la case à côté : « Les gars, vous la jouez trop perso, l’armée, c’est cooooollectiffff ! »

Chaque chapitre est aussi précédé d’une nouvelle version de l’apocalypse à laquelle l’humanité tente d’échapper. Ma préférée n’est pas celle de la dépravation morale qui ouvre l’album mais celle de la prise de pouvoir par les machines où Goossens (qui est aussi professeur universitaire d’intelligence artificielle !) imagine que, à force de sophistication, les machines sont devenues de plus en plus délicates jusqu’à devenir de vraies chochottes qui ont bloqué la marche en avant de la civilisation. Outre les machines de guerre (robots, drones volants, etc.) qui s’affolent de glisser dans la boue, on a par exemple droit à un savoureux dialogue entre un ouvrier du BTP chargeant des gravats et une pelleteuse qui reproche à l’ouvrier, avec des mots choisis, sa brutalité et son manque de tact et de considération, qu’elle ne supporte plus !

L’humour de Goossens est, pour moi, inépuisable. Il réside à la fois dans le côté énorme de ses histoires, qui pousse l’absurde à l’extrême tout en restant extrêmement cohérent, et dans le détail des dessins et des dialogues, d’une grande finesse même dans l’outrance. Du très grand art !!!

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