Un point de lumière dans l'allée vide de Nicolas Saeys

Un point de lumière dans l'allée vide de Nicolas Saeys

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par El Gabal, le 10 janvier 2022 (Strasbourg, Inscrit le 10 janvier 2022, 35 ans)
La note : 10 étoiles
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Ars poética

Peut-être que le poème idéal, si l'on se fait fidèle à la poétique de Nicolas Saeys, ne peut surgir que sur fond de nuit, de vide, d’absence et de néant. Il traduit l’irruption de la lumière, en manifeste l’éclat impérieux, et finalement, se détache pour être un point de lumière cerné par les ombres voyageuses. La dimension méta-poétique, du langage se prenant lui-même à témoin, de la théorie intriquée dans la pratique, est ici manifeste : chaque poème vient servir une vision, un élan, une conception systémique plus globale. Il y a bien là l'expression d'un Ars poética : la critique, le commentaire ou la philosophie de la poésie se confond avec la Poésie elle-même. Elle est son acte fondateur, sa scène primitive, son prolégomène. Ce prolégomène est à lui-même et pour lui-même sa propre fin : le voyage dans l’œuvre dit aussi bien la nécessité du départ que celle de l'adieu.

Nous assistons en effet au déploiement de différents cycles qui épousent une logique circulaire. Et si la théorie en forme l'amorce comme le terme, elle n’en étouffe pas, pour autant, l’élan ou l’intensité des poèmes pris isolément : certains poèmes sont des scènes de vie, mâtinées d’humour et d’ironie, créant ainsi une distance, un écart, un point de fuite, une distorsion entre la subjectivité qui se nourrit du réel, et inversement . Ouvrant ainsi l’horizon des possibles, qui jamais ne se referme, à « l’éclaircie au passage » qui est aussi passage d’une éclaircie. Comment ne pas songer au Baudelaire de la « passante », qui célèbre la pure dialectique d’apparition et de disparition du sujet aimé jusque dans sa perte fatale, comme dialectique de la parole poétique elle-même. Le poète lui-même est un « passant parmi les passants », qui cristallise par son verbe, le « charivari des départs incessants » qui est peut-être l’autre nom de l’expérience poétique elle-même. De même, le poète part parfois d’un simple « détail » pour évoquer une totalité vivante en acte. Ainsi de cette « saltimbanque d’Amsterdam » ou de cette « prostituée de Gand » qui forment, chacune, un paysage sans âge, le point d’accès de l’éternité au cœur de l’éphémère, le tableau vivant d’un spleen « serein » qui est « interpellation de « l’humain » en nous comme au dehors.

Dans « Épuration du style » , la métrique doit se dépouiller de tout ce qui vient l’alourdir, que ce soit sur la plan stylistique ou thématique. On y retrouve la scission entre l’expérience poétique vécue comme un acte de maîtrise énonciative et, la « passion », ou inspiration, qui guide le mouvement du poème sans pour autant annihiler la beauté née d’un patient travail de mise en forme. Les topos sont ici à proscrire. Il faut en effet « éviter à tout prix les parfums de la rose » qui est la rose du lyrisme amoureux, point de cristallisation des rêveries sentimentalistes. Le vers travaille à sa propre auto-épuration, et s’il prend corps au sein d’un « système », il peut au besoin s’en délivrer. Point de totalitarisme systémique ici, mais seulement un devoir d’exigence quant à l’agencement métrique : le poète ne se laisse ni posséder, ni déposséder par son propre souffle. Il en reste le porteur et le véhicule pour autant que le « corps du poème » dispose d’une certaine ampleur, et d’une certaine cohérence :

« Tout peut changer de place, au niveau du système,
la césure ou la coupe, en dépendant du thème :
pourvu que le poème, en corps, soit bien botté »

Nicolas Saeys semble pour le moins rester fidèle à un certain stoïcisme de style et de pensée : « il faut se vider l’âme, oublier la souffrance » : l’acte poétique est expérience de plénitude et non de manque. Elle est doublement présence à soi et au monde, et non la quête d’un idéal dont le ciel des idées posséderait seul le secret. Le « jardin » intérieur demande à être cultivé pour qu’y mûrissent, au terme d’un patient labeur, les plus beaux fruits. La conscience poétique est à l’image du Tout ; elle en reflète la « beauté » sans pour autant se confondre avec l’expression d’un « folklore » qui en travestit la valeur pure.


« Préliminaires » et « Retour » forment deux poèmes en miroir : « la muse fertile au désir » est celle pour laquelle le poète est prêt à tout sacrifier : « morale, honneur, travail ». Elle incarne la puissance d’Éros à l’œuvre qui commande de s’abandonner au jeu de l’amour et du hasard. Elle est cette promesse de jouissance qui délivre le poète de « l’univers » à qui il sacrifiait jusque là, les fruits de son abondante moisson. Elle est un principe salvateur de perturbation qui fait jaillir la toute puissance de l’ivresse charnelle pouvant conduire à la perte de soi. Mais parfois, la nécessité de faire « retour » à soi s’impose, ne serait-ce que ouvrir un séjour à l’autre, et la pure jouissance, qui dépossède le sujet de lui-même, laisse alors place à la nostalgie et à la contemplation. Le besoin de « connaître et de savoir » s’articule ainsi au devoir d’apaiser le « feu » pour laisser une place au « hasard » qui est aussi irruption de la surprise et de l’inconnu.

S'en suit toute une série de considérations, formant l'armature théorique, qui visent à introduire le lecteur à l'art critique. Tout critique, s'il est un artiste, vient enrichir l’œuvre de son regard, et en révèle ainsi une facette jusque là dissimulée et enfouie. Le travail de la subjectivité vise à rompre avec la « vision globale et uniforme que l'on a de l’œuvre au fil du temps ». Avant de relever « d'une exigence d'art », l’œuvre est d'abord le produit d'une vision de l'esprit. Nicolas Saeys énumère ainsi les différentes étapes qui forment la subjectivité artistique et critique, et en souligne également les écueils. Il revient au lecteur d'y adhérer ou non. La part est ainsi faite à « l'intuition spirituelle » qui vient ici se substituer à l'art rimbaldien de la voyance : le seul mystère dont la poésie puisse se prévaloir consiste justement en l'aveu que le mystère ne lui appartient pas de fait. Elle vise en définitive à l'expression du « juste » et du « vrai ». Ce qui suppose un renoncement à se prétention de ne vouloir que l'absolu, l’œuvre totale et parfaite, exempte de tout défaut et libérée de tout empirisme.

En définitive, la traversée de ce recueil marque la réconciliation du dire poétique et du dire philosophique s'il nous est encore permis, bien sûr, de nous référer à Heidegger. La beauté qui jaillit des vers est le fruit d'un patient assemblage qui se nourrit d'une vision en profondeur de l'acte poétique. La théorie n'est jamais sclérosante. Au contraire, elle entre perpétuellement en dialogue avec l’œuvre rigoureusement versifiée, et nous offre les grandes lignes d'un nouvel art poétique qui allie rigueur et intuition, ferveur et raison, musique et virtuosité stylistique. Nicolas Saeys apparaît comme le tenant d'une poésie libérée de tout poncif, pour autant que la voix y trouve son propre champ d'expression. Ce que l'inspiration suggère, il revient au poète de s'en saisir pour produire une œuvre maîtrisée de bout en bout. Une œuvre qui ne sacrifie rien aux modes ni aux diktats d'une époque, mais qui reste ouverte sur la diversité des productions sans jamais renier sa singularité constitutive.

Julien Miavril

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Les éditions

  • Un point de lumière dans l'allée vide [Texte imprimé] Nicolas Saeys
    de Saeys, Nicolas
    Flammes vives
    ISBN : 9782365501255 ; 15 EUR ; 01/01/2019 ; 1 vol. (127 p.) p.
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