Démons et merveilles de Howard Phillips Lovecraft

Démons et merveilles de Howard Phillips Lovecraft

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone , Littérature => Fantasy, Horreur, SF et Fantastique

Critiqué par Eric Eliès, le 27 mai 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Dans les contrées du rêve

Je dois à HP Lovecraft l’un de mes premiers véritables chocs littéraires quand, adolescent, je lus « L’appel de Cthulhu » et découvris qu’un texte, de simples mots, pouvait avoir assez de puissance d’impact pour vous subjuguer au point d’en perdre le sommeil… J’ai lu Lovecraft avec une passion qui m’a mené à Poe, qu’il admirait, puis aux traducteurs de Poe, Baudelaire et Mallarmé. C’est ainsi que j’ai lu, par plaisir de lecture et non par devoir d’école, mes premiers recueils de poèmes. C’est aussi ainsi que, pour la première fois, et sans le savoir, j’ai lu Bernard Noel, immense poète récemment décédé. En effet, c’est sur le site « L’atelier », consacré à la vie et l'œuvre de Bernard Noel, que j’ai appris qu’il était le traducteur de « Démons et merveilles », premier ouvrage de Lovecraft paru en France. En fait, Bernard Noel, qui vivait alors à la limite de la pauvreté, fut employé au black (jamais crédité et pas toujours rémunéré) par Louis Pauwels, pour des traductions ou des piges, notamment pour « Le matin des magiciens » ou cette traduction de Lovecraft, où le seul nom mentionné est celui du préfacier, Jacques Bergier, homme assez étrange (mi-scientifique mi-occultiste) qui fut le complice de Louis Pauwels pour le lancement de la revue Planète.

« Démons et merveilles » regroupe quatre nouvelles indépendantes, intitulées « Le témoignage de Randolph Carter », « La clef d’argent », « A travers les portes de la clef d’argent » et « A la recherche de Kadath », qui se font écho en mettant en scène Randolph Carter, personnage solitaire et mystérieux, où Lovecraft a mis beaucoup de lui-même et de son rapport au monde. Comme dans tous ses récits évoquant les Grands Anciens, les nouvelles, qui sont de longueur croissante (la dernière occupe la moitié du volume), dévoilent une vision cosmique, à la fois terrifiante et grandiose, où l’humanité est un simple épiphénomène, une bulle d’écume dans l’infini de l’espace et du temps, dont nos sens et notre intelligence ne peuvent ni percevoir ni comprendre les profondeurs, même si quelques rares individus (sorciers ou scientifiques) en ont l’intuition…

Néanmoins, ce recueil est très singulier (même si on peut le rapprocher de "Par-delà le mur du sommeil") et se distingue des textes plus célèbres de l'auteur par une ambiance de réalisme onirique proche de l’héroic-fantasy, qu’on retrouve aussi chez des auteurs proches ou aimés de Lovecraft : lord Dunsany, Clark Ashton Smith, etc. Dans les deux derniers textes, Lovecraft évoque, avec une imagination fertile, des créatures, des paysages, des villes et les met en scène dans un cadre poétique et romanesque, allant même jusqu’à décrire des scènes de bataille ! Il contient aussi des digressions philosophiques originales, qui semblent parfois nourries par les religions orientales. Ainsi, Lovecraft insiste, en des termes évoquant le concept hindouiste de la « maya », sur le caractère illusoire de la matière et du temps, qui ne sont que le reflet des limites de notre intelligence, incapable de percevoir la réalité des multiples dimensions de l’univers. Nous sommes comme des êtres plats qui ne perçoivent de la sphère que le cercle à l’intersection de leur univers-plan... Et nous croyons en l’existence du temps parce que notre incapacité à embrasser simultanément le passé, le présent et le futur suscite l’illusion d’un flux.

Le monde des hommes et des dieux des hommes n'est que la phase infinitésimale d'un phénomène infinitésimal - la phase tridimensionnelle de cet univers clos par la Première Porte. (…) Bien que les hommes saluent leur terre du nom de réalité et flétrissent d'irréalité la pensée d'un univers originel aux dimensions multiples, c'est, en vérité, exactement l'inverse. Ce que nous appelons substance et réalité est ombre et illusion (..) Le temps, dirent encore les vagues, est immobile et sans commencement ni fin, qu'il ait un mouvement et soit cause de changement est une illusion. En fait, cela même est une véritable illusion, car, excepté pour la vue étroite des êtres vivants sur des mondes aux dimensions limitées, il n'existe pas des états tels que le passé, le présent et le futur. Les hommes n'ont l'idée du temps qu'à cause de ce qu'ils appellent le changement, mais cela aussi est une illusion. Tout ce qui a été, est et sera existe simultanément.

En fait, on a l’impression que Lovecraft, ayant peut-être lu les conclusions d’Einstein sur le continuum espace-temps et sur l’existence simultanée de l’infini des possibles, tente d’en faire une description littéraire à travers les quêtes de Randolph Carter qui, héritier d'une ligne de sorciers et muni d’une clef d’argent (dont le secret lui fut révélé en rêve par son grand-père depuis longtemps décédé), a le pouvoir de franchir des portes et de voyager dans les dimensions. Ce faisant, Randolph Carter va découvrir que son « moi » humain n’est que le reflet tronqué de son Etre véritable, sorte d’archétype dont l’identité se décline en milliers d’avatars de toute forme à travers les dimensions, qui sont autant de plans d'existence.

Cette révélation effrayante fait basculer l’humanité dans un univers où elle n’est rien mais, en même temps, elle est la source d’un sentiment de beauté ineffable. Les dimensions oniriques, peuplées de créatures et de lieux extraordinaires (même si souvent terrifiants), que visitent Randolph Carter lui font peu à peu mépriser son existence terrestre, pesante et terne, qui ne peut rivaliser avec la splendeur des contrées entrevues en rêve.

A trente ans, Randolph Carter perdit la clef de la porte des rêves. De nocturnes excursions par-delà l'espace en d'étranges cités anciennes et en d'inoubliables jardins aux massifs charmeurs s'étendant au-dessus de mers éthérées, l'avaient, avant cette année-là, dédommagé des médiocrités de la vie. (…) Il avait lu trop de choses dans la réalité, discuté avec trop de gens. Des philosophes bien intentionnés lui avaient appris à observer les relations logiques des évènements et à analyser les processus engendrant les pensées et les rêves ; après quoi, le merveilleux avait fui tandis qu'il oubliait, lui, Carter, que toute vie, dans notre cerveau, n'est qu'une collection d'images et qu'il n'y a pas de différences entre celles qui naissent des objets réels et celles qui naissent de nos rêves intimes pas plus qu'il n'y a de raison de considérer les unes comme supérieures aux autres. L'habitude avait rebattu ses oreilles d'une superstitieuse vénération pour tout ce qui existe tangiblement, et l'avait rendu secrètement honteux de ses visions. (…) Quand, se plaignant, il s'impatienta de trouver une échappée vers le crépusculaire royaume où la magie façonnait jusqu'au plus mince fragment de vie et faisait grand cas des moindres associations de son esprit haletant d'espoir et d'inextinguible joie, les sages le poussèrent vers les terres neuves et les prodiges de la sciences, l'invitant à trouver le merveilleux au sein des tourbillons d'atomes et le mystère au creux des dimensions célestes. (…) Enfin, conscient de la vaniteuse futilité de la réalité, Carter vécut dès lors dans une solitude meublée par les regrets et les souvenirs décousus du temps si plein de rêves de sa jeunesse. Il estima stupide de se tracasser pour se garder en vie, aussi se procura-t-il, par l'intermédiaire d'une relation sud-américaine, un curieux poison qui devait sans souffrances le jeter dans l'oubli. La force de l'habitude et l'inertie furent causes pourtant qu'il différa cet acte et continua de languir, indécis, parmi ses premiers souvenirs. (…) Avec le temps, il devient presque heureux d'avoir différé son suicide, car sa séparation du monde et les reliques de sa jeunesse lui firent sembler infiniment distantes et irréelles la vie et sa sophistication, tant et si bien qu'un vague espoir et une vague magie revinrent se glisser la nuit dans son sommeil qui, pendant des années, n'avaient connu que les réflexions déformées des choses quotidiennes, ce que connaissent les plus banals sommeils. A présent réapparaissait la lueur vacillante d'un monde plus étrange et bien plus fantastique, lueur d'approche d'une imminence vaguement terrifiante s'incarnant en images intensément claires de ses jours d'enfant, tandis que lui revenaient en mémoire d'inconséquentes minutes depuis très longtemps oubliées. Souvent, il s'éveillait en appelant son grand-père ou sa mère, alors que tous deux reposaient dans leur tombe depuis un quart de siècle. Une nuit, son grand-père lui rappela la clé.

Dans le très long portrait qui ouvre la deuxième nouvelle, Carter apparaît comme un double presque transparent de H.P. Lovecraft en artiste solitaire et maudit. Double nihiliste, porté le même dégoût des hommes et du monde que Lovecraft, qui méprisait la société contemporaine, mais double finalement heureux, contrairement à Lovecraft qui, faute de pouvoir trouver refuge dans ses rêves et se lancer en quête de Kadath (cité extraordinaire que Carter entrevoit en rêve et cherche désespérément à atteindre), trouva dans la littérature un exutoire à ses frustrations et à sa haine (comme le souligne très justement Michel Houellebecq dans l’essai biographique qu’il lui consacra). Cette écriture extrême, pétrie de merveilles ineffables, de savoirs ésotériques, de dimensions infinies, de puissances occultes, etc. est aussi une confrontation avec les limites du langage. Comment un écrivain peut-il explicitement décrire ce qu’aucune intelligence humaine n’est censée être capable de comprendre ? En conséquence, ces textes de Lovecraft, merveilleusement traduits par Bernard Noel, sont toujours à la limite du délire, à la fois de la folie, presque mystique, et de la poésie, un peu comme si les rêves avaient eu pour Lovecraft les mêmes vertus et la même consistance que les paradis, atroces et sublimes, de la drogue (cf Baudelaire, Duits, Michaux).

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