Bartleby, le scribe de José Luis Munuera

Bartleby, le scribe de José Luis Munuera

Catégorie(s) : Bande dessinée => Divers

Critiqué par Blue Boy, le 1 mai 2021 (Saint-Denis, Inscrit le 28 janvier 2008, - ans)
La note : 8 étoiles
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Obéir tue

Petite par la taille, grande par la force. Cette phrase pourrait parfaitement résumer la nouvelle d’Herman Melville, adaptée ici avec talent par Jose Luis Munuera. Quelle riche idée d’avoir remis en lumière l’histoire insolite de Bartleby, cet employé en apparence insignifiant, recruté par un cabinet notarial dans le quartier de Wall Street ! Sa fonction consiste à copier des titres de propriété et de valeurs immobilières. Autant dire que la tâche est bien peu passionnante. Mais Bartleby fait preuve du plus grand sérieux, suscitant même la méfiance de ses collègues. Pourtant, le jeune homme se contente de faire son travail, ni plus ni moins, reste d’une discrétion extrême et d’une politesse exemplaire, et de plus, semble totalement dépourvu d’ambition.

Les choses vont se gâter le jour où le directeur de l’étude (qui est aussi le narrateur) lui demande de vérifier sa copie en présence de ses collègues. Bartleby ne trouvera rien d’autre à répondre que : « Je ne préfèrerais pas ». Cette phrase, il la répétera alors à chaque fois que son patron le sollicitera pour accomplir une tâche autre que son travail de scribe, suscitant chez lui d’abord l’incompréhension et la perplexité, puis la colère, la résignation, la fuite et pour finir la fascination la plus totale. Il lui sera impossible d’obtenir une justification du jeune employé, qui ne s’exprime quasiment pas, ce qui ne fera que renforcer son aura de mystère jusqu’à la fin du récit et plongera son boss dans un désordre intérieur auquel il ne s’attendait pas, lui, le notaire tranquille aux revenus confortables et à l’abri du besoin. Comme si son destin était désormais lié à celui de Bartleby.

Et c’est cette petite phrase, « Je ne préférerais pas » qui en devenant le leitmotiv du récit, va également s’insinuer en nous tout en nous questionnant, car pas plus que le directeur de l’étude, le lecteur n’arrivera à percer le mystère du jeune Bartleby, dont l’inertie semble s’accroître au fil des pages pour ne devenir que la seule finalité. Et cette phrase, prononcée au conditionnel et avec une telle humilité par ce dernier, beaucoup moins frontale qu’un « je refuse » catégorique, soulève des torrents de questionnements et n’autorise pas une réaction radicale, ce qui serait tellement plus simple pour celui qui l’a recruté.

En contrepoint du récit s’impose une image forte, celle du mur, qui revêt moult symboles. En premier lieu, le théâtre de l’action qui est Wall Street (« la rue du Mur ») au XIXe siècle, au moment où New York s’apprêtait à connaître le début d’une expansion incroyable. Autour de ce quartier des affaires émergeant qui abritait la Bourse, les gratte-ciel commençaient à s’élancer vers le ciel, monuments vertigineux et inédits grignotant l’espace, de façon spectaculaire mais inhumaine, au-delà de tout ce dont l’Homme était familiarisé jusqu’à alors… Bartleby, lui, travaille face à une fenêtre bouchée par un mur, « le progrès ayant pris le pas sur la vue », et pourtant cela semble lui convenir tout à fait…

Si José-Luis Munuera représente magnifiquement bien New York avec une utilisation réussie de l’aquarelle pour cette brume qui entoure la nouvelle « Babylone » économique et financière, l’auteur semble avoir pris quelques libertés par rapport à la chronologie, dans la mesure où à l’époque où Melville rédigea sa nouvelle, en 1853, les « skycrapers » n’existaient pas encore. En effet, il faudra attendre 1870 pour voir les premières constructions imposantes dans Manhattan, que l’on ne pourrait pas pour autant qualifier de gratte-ciel. Cela étant, on ne saura lui en vouloir, car ce parti-pris ne fait que renforcer l’intérêt graphique de l’ouvrage et permet de montrer l’aspect oppressant, presque carcéral, de ces nouvelles tours de « l’ère moderne ». Pour le reste, Munuera conserve pour les personnages cette veine franco-belge expressive qu’on lui connaît à travers sa participation à l’univers de « Spirou » et des « Tuniques bleues », mais a su très bien s’adapter aux codes du « roman graphique ». Son Bartleby nihiliste dégage une beauté intérieure, une pureté étrange et mélancolique qui tient du héros romantique…

Dans le contexte que nous connaissons, « Bartleby, le scribe » est une petite bouffée d’oxygène. Par son économie de mots, notre héros montre que le système comporte des failles, qu’il n’est au fond qu’un ventre mou derrière sa façade rigide. Car ce système, représenté par l’Etat, toujours plus déshumanisant pour la pérennité de son fonctionnement, a besoin de certitudes et de l’approbation pleine et entière des hommes. De façon prévisible, il va recracher Bartleby, le grain de sable dans la machine. L’homme finira mal, mais son âme hantera la machine à jamais. Et c’est peut-être là que réside sa victoire sous les apparences d’une défaite.

Ce récit, qui a eu une résonance politique et philosophique hors-normes depuis sa parution, prouve avec cette adaptation à la fois son intemporalité et sa modernité. Certains y verront une comédie de l’absurde, d’autres le jugeront extrêmement subversif, estimant qu’il fournit, de façon brève et sans longs discours, une sorte d’introduction à la désobéissance civile. « Bartleby, le scribe » fut d’ailleurs publié quatre ans après l’ouvrage culte du poète-philosophe Henry David Thoreau, intitulé justement « La Désobéissance civile ». Qu’il s’agisse de l’œuvre originale ou de la BD, il importe de lire (ou relire) cette nouvelle. Et surtout, ne me dites pas que vous ne préfèreriez pas !

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