Si les dieux incendiaient le monde de Emmanuelle Dourson

Si les dieux incendiaient le monde de Emmanuelle Dourson

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Kinbote, le 24 janvier 2021 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 748ème position).
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Jean, Clélia, Albane et les autres

Entre le chant d’un merle noir avant l’aube sur la lucarne de la chambre d’un homme âgé et les oiseaux chantant en grec dans le chêne du jardin d’une jeune fille, il s’est écoulé à peine deux semaines. C’est entre ces deux chants, sur un fil narratif de 250 pages que le verbe, d’une rare maîtrise, d’Emmanuelle DOURSON, dont c’est le premier roman, va se déployer.

Une narratrice qui ne se révèlera que peu à peu rapporte six moments d’une famille déchirée par un double drame dans une progression qui va culminer au cours d’un concert donné par une pianiste dans le magnifique décor de la salle de concert Palau de la Musica de Barcelone. On y présente tour à tour Jean, le père, Clélia, sa fille aînée, Yvan, son gendre, et Katia, une de ses nièces avant de les réunir dans le chapitre final qui se déroule tant à Bruxelles que dans la capitale de la Catalogne. Tous assisteront alors par écran interposé ou sur place au concert d’Albane, l’occasion pour eux de revoir celle qui les a tant marqués quinze ans plus tôt quand elle les a quittés avec fracas pour ne plus donner de nouvelles qu’une fois par an, par l’entremise d’une carte de Noël.

Le récit rapporte comment, à la faveur d’une rupture survenue dans une cellule familiale, celle-ci parvient à la suturer, à la dépasser sans l’effacer des mémoires. C’est sur une planète menacée par le réchauffement climatique et en proie à la tourmente des éléments, avec la conscience aiguë de cette prégnante réalité, que les protagonistes se meuvent.

Tout au long du roman sont rapportées des sensations auditives, visuelles ou tactiles avec acuité. Il n’est pas anodin que Nabokov soit l’auteur préféré du pater familias ébranlé plus que les autres par le départ de sa fille. D’autres références littéraires parsèment le roman : l’Odyssée d’Homère et un poème de Jaccottet dont le titre de l’ouvrage est tiré.

On peut inférer que si les différents personnages sont aussi attentifs à leur entourage, aux signes de toutes sortes que leur adressent et le cosmos et les forces de l’esprit, c’est que la blessure éprouvée dans leur vie familiale et affective les y a rendus plus sensibles.

La narratrice expose l’idée que le temps n’est pas longiligne mais issu d’un noyau originel qui s’est dilaté.

« Mais Clélia et Mona et tous les Occidentaux avaient tort, songeait Yvan, le temps ne se mesurait pas sur une ligne. Le temps n’existait pas. Il n’était que l’effet du Big Bang. Nous n’étions jamais nés et nous n’allions jamais mourir. Tous, nous étions déjà là à l’origine, dans le noyau minuscule et dense dont tout allait sortir, dans la grande explosion initiale. L’univers ne s’était pas dilaté dans l’espace mais dans le temps, et chaque instant vécu ne faisait que se superposer aux autres pour former le pur noyau d’existence auxquels nous reviendrions un jour. »

Ainsi, ce récit montre comment, lorsque temps a filé, il demeure possible de le raccorder à la ligne, de transformer une sortie de route en retour sur soi, de boucler une histoire qui a dérapé.

Tout ce livre, nécessitant une attention pour chaque phrase, avance en multipliant les résonances, les renvois, les liens thématiques entre les différents intervenants, qu’on peut voir comme des instrumentistes jouant au sein d’une ensemble une partition, celle de l’auteure qui, en définitive, orchestre ce roman à la place virtuelle de la narratrice non identifiée au départ mais dont l’empreinte marquera considérablement le récit à mesure qu’il tire sur sa fin.

Un admirable premier roman animé d’une prodigieuse tension qui demeure longtemps en tête et qui consacre la naissance d’une écrivaine.

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Une symphonie familiale

9 étoiles

Critique de Nathavh (, Inscrite le 22 novembre 2016, 60 ans) - 13 mai 2021

C'est un premier roman pour ma compatriote Emmanuelle Dourson.

C'est sous forme d'un roman choral, que dis-je d'une symphonie familiale que nous est proposée cette petite pépite. Un livre riche et exigeant où la musique, la littérature et l'art occupent une partie majeure.

Il s'agit d'un double drame familial qui unit les différents membres de la famille, drame dont la narratrice principale Mona nous échappe au début... J'avoue que cela m'a un peu déroutée. Elle se dévoile au fil des chapitres, elle qui nous parle du passé, de ce qui a détruit cette famille mais aussi de demain et de l'espoir porté pour que réparation soit faite et ses regrets oubliés.

Chapitre après chapitre avec chaque personnage ayant une voix bien spécifique, on entre littéralement dans leur tête, dans leurs pensées et comprend ce qui les relie les uns aux autres.

Il y a Jean, le père impotent, en introspection dans la contemplation de son tableau de Smargiassi et les mots de Nabokov, Clélia sa fille la soeur d'Albane - se préoccupant du réchauffement climatique , absente, en fuite en Ethiopie, Yvan le beau-frère mari de Clélia , premier amour d'Albane, Katia, la nièce fille de Clélia - une ado qui se cherche- et enfin Albane la fille cadette de Jean.

Albane a fui l'Europe il y a 15 ans sans adresse gardant comme lien l'unique carte postale de voeux annuelle.

Chaque protagoniste a entendu l'info, Albane grande musicienne internationale donnera un concert au Palau de Musica de Barcelone. Cette nouvelle va bousculer la famille et tout va basculer car chacun devra assister à cet événement à sa manière.

Ce premier roman est magistral même si j'avoue avoir eu un peu de mal à situer la narratrice au départ. Il est surprenant, exigeant avec une structure narrative un peu perturbante mais adéquate, parfaite.

L'écriture est poétique, fluide, imagée. Les mots sont savamment choisis avec précision et efficacité.

C'est un voyage auquel Emmanuel Dourson nous convie, une ode aux voyages même, que ce soit les descriptions des lieux, en particulier le Palau de Musica mais aussi dans le domaine de l'art; la peinture de Smargiassi à Vélasquez, de la littérature avec entre autres Nabokov, Homèren Jacottet et bien entendu la musique avec en particulier l'opus 111 de Beethoven.

La psychologie des personnages, leur façon de penser qui les relie les uns aux autres est puissante. D'autres thèmes universels sont abordés comme le réchauffement climatique et la fin programmée de notre planète, la solitude, les regrets, la fuite...

Un très beau premier roman à découvrir. Un roman qui doit infuser afin de pouvoir dégager toute sa puissance et sa grandeur.

Ma note : 9.5/10 uniquement lié à mon état de concentration au début du roman



Les jolies phrases

Revoir sa fille, l'entendre et l'admirer. Observer le fruit de ses entrailles. Car même pour un homme vieux et un père délaissé, l'enfant qu'il avait conçu restait la chair de sa chair, et si celle-ci se détachait de lui, elle laissait une blessure. Jean voulait retrouver l'enfant et refermer la plaie.

Pourquoi tant d'inquiétudes puisqu'un jour disparaîtrait l'étoile dont dépendait la vie ?

L'âge n'est pas un fardeau mais une chance.

Après un concert j'ai besoin de calme, je me cache dans ma loge et j'éteins tout, parfois j'allume une bougie, je dois recueillir tous ces fragments qui sont sortis de moi, je dois les rassembler, c'est une opération longue et douloureuse, je suis exsangue, mais le public ne comprend pas, il vient frapper à ma porte, il a besoin de se répandre, surtout ne rien garder, et il pleure son émotion à mes pieds.

Il ne fallait pas vivre dans un mausolée, avait-elle dit, pour rester vivant on devait éloigner de soi les têtes sans force des morts.

Une mouche s’était posée sur le pupitre de Katia, les pattes engluées dans une tache d’encre, et plus le poème s’étirait plus la tache autour de la mouche s’élargissait. Un monde inconnu s’ouvrait à la pensée, on pouvait le prolonger à l’infini, écouter ses résonances, c’était donc ça, la culture, avait-elle pensé, une tache bleue qui se dilatait, une source où venait s’abreuver l’imaginaire. On découvrait un univers parallèle, des eaux nous portaient vers des rivages insoupçonnés, on allait vivre enfin, explorer les abysses, voguer d’un courant à l’autre puis s’échouer quelque part, épuisé et ravi. On aurait gardé sur soi les traces du voyage, la clarté pâle de « l’aurore aux doigts de rose » qu’Homère avait offerte au héros aux mille ruses. On allait pouvoir peindre des fresques, dessiner des traits sur un vase, des traits fins, ceux d’un navire, rouge sur fond noir, et Ulysse attaché au mât. Du fond du vase nos descendants entendraient peut-être un jour monter le chant des sirènes.

Bien des années plus tard, quand j'avais regardé l'album avec Katia, elle m'avait demandé pourquoi j'avais l'air triste sur les photos et je lui avait parlé d'Albane, de mon amour pour elle - l'enfant chérie est toujours celle qu'on ne voit pas, celle qui s'en va. A la place vide qu'elle avait laissée j'avais bâti des cités, des mondes, un univers, sur son absence j'avais tracé mille routes imaginaires. J'aurais voulu garder pour moi l'enfant prodige - mes enfants n'avaient pas besoin de gloire, d'amour seulement. Mais il n'y avait pas eu assez d'amour, il avait donc fallu la gloire.

Le jour où il n'y aurait plus personne pour entendre les bruits, y aurait-il encore des bruits ?

Yvan aurait-il eu raison ? l'univers en expansion n'était-il que la dilatation du temps ? notre existence n'était-elle que l'étirement dans la durée du noyau originel où notre destin était écrit ?

Pour la vingtième fois elle tentait de se rassembler, de réunir toutes les notes comme les perles d'un collier, de les enfouir en elle pour pouvoir bientôt les distribuer. Non pas les disperser comme le collier cassé de Clélia, mais les égrener selon un ordre précis, rigoureux et continu, presque mathématique, une ligne d'exécution tant de fois répétée que l'interprétation risquait d'être banale si Albane ne retrouvait pas le feu des premières fois. Derrière ses paupières fermées, c'était cela qu'elle guettait au fond d'elle - la flamme qui parfois se ranimait quand elle parvenait à réduire au silence ses ruminations.

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