Une voix vient de l'autre rive de Alain Finkielkraut
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La Shoah, horreur d'un autre temps
Face au présent oublieux du passé, nous devons nous souvenir des événements passés. Pour cela, cesser d’être monopolisé par les occupations quotidiennes et remplacer notre accaparement par notre disponibilité à la réflexion, notre agitation bruyante par un silence recueilli, les jouissances de chaque jour par une pensée, une prière pour ceux qui, dans le passé, n’ont pu avoir ces moments de plaisirs.
Le présent ne demande qu’une chose, faire d’hier un moment révolu, dépassé.
Notre devoir, lui, humain, se doit de lutter contre cet enfouissement presque involontaire car victime de la loi du temps. Pour cela, se souvenir, reprendre des bribes du passé, et répondre aux témoignages et messages que ceux-ci veulent nous transmettre. Ceux de la Shoah portant principalement sur le souvenir à porter sur les victimes d’une horreur inhumaine qui ne doit plus jamais se renouveler.
Mais comment insérer un tel drame dans le cadre de l’Humanité, de l’Histoire ? Est-il seulement humain ? Un événement niant autant de valeurs qui ont fait et font l’humanité peut-il s’inscrire dans l’histoire humaine ? Peut-il être avoir surtout une signification, un sens, une raison ? De son immondice horreur peut-il seulement ressortir quelque bien ?
Suivant Jankélévitch, il semble qu’un tel événement ne puisse s’aborder qu’en l’isolant de toutes références habituelles que sont le cadre historique, les contingences des données sociaux-politiques. A ceux-là, il serait préférable de juger la Shoah à l’aulne des valeurs éternelles, quoique abstraites, comme la Mort, la Conscience, l’Ennui, la Vie Morale. Alain Finkielkraut ôte ainsi le caractère historique de la Shoah, car étant « un moment de l’histoire qui lui confère le devoir de ne pas se penser lui-même comme un moment de l’histoire. »
Niant la dynamique qu’insuffle justement le cadre historique à chaque événement, Finkielkraut préfère placer la Shoah dans une bulle atemporelle. Non seulement pour lui éviter d’être un événement du passé, et ainsi pouvant être oublié – cependant, en étant interprétée comme intemporelle, il ne pourra que mieux revendiquer l’éternité de son influence dans notre vie-, mais aussi pour être mieux jugée donc par toutes ces valeurs morales auxquelles elle a si cruellement fait offense.
En étant si cruellement oublieux de ces valeurs, il ressort également d’Auschwitz l’inutilité du mal causé. Il ne peut exister aucune sorte de bien possible d’Auschwitz ; le mal y fut vain, gratuit. Cela contribuant à ôter toute humanité à cet événement, à partir du moment où il est injustifiable, gratuit, il devient non raisonnable, hors de tout raisonnement, et donc, de l’Histoire.
L’horreur de la Shoah vient donc a ce qu’elle a nié l’homme démocratique, celui des droits de l’homme (questions : les autre génocides ne furent-ils pas dans le même cas ? pourquoi n’en parle-t-on toujours pas ? A quand la journée nationale pour la mémoire des milliers de vendéens tués par notre République ?) Les nazis « ayant eu à cœur de prouver » l’inexistence d’un certain type d’homme : le juif, en là réside la primauté de l’horreur et du devoir de mémoire dans le large panel qu’offrent les différents massacres de ce siècle passé. Le génocide est ainsi devenu l’étalon de ces derniers. J’avoue avoir du mal à accepter tel avis ; en effet, les arméniens, les rwandais, les vendéens n’ont-ils pas été eux aussi exterminés d’une manière atroce, fruit non pas seulement d’une théorie anti-catholique, ou raciale, mais d’une pratique résolument exterminatrice et barbare. Les droits de l’homme, si tant est qu’ils existent véritablement, sont tout aussi bafoués dans ces crimes collectifs. Certes en 1790, il n’y avait pas de camps de la mort, mais des villages vendéens et arméniens de mort, oui, aux femmes violées et pendues, aux enfants éventrés…. Pas de gaz, pas de camp, mais la même haine, la même barbarie gratuite. N’ont-ils pas eux aussi le droit à être reconnus, éprouvés et respectés ?
Auschwitz va même à l’encontre de « la vérité en acte », de « l’accomplissement de l’esprit ».
Face à cette négation intellectuelle, et cette erreur actée, heureusement, la Raison et la Vérité ont vaincu. Les Lumières et la Raison l’ont emporté sur l’ennemi nazi déraisonnable, antidémocratique (le crime nazi ? avoir été antidémocratique et anti droit-de-l’hommiste). La Raison associée à la Justice a abouti ici à la Victoire, et Vae Victis bien mérité pour les nazis.
Malheureusement, l’Homme a quand même été abîmé, en étant la victime mais aussi le coupable de l’irréparable inhumain. L’Histoire également a été touchée, puisque « la dignité des événements historiques s’est perdue dans les camps de la mort ».
Quel meilleur terrain d’exploitation possible pour le communisme que le « champ d’honneur » qu’offrent les camps de concentration, symbole fort du joug fasciste ? En effet, confinant le combat politique à une dichotomie « fascisme » contre communisme, les partisans de ce dernier n’ont pas manqué de prendre à leur compte l’hommage aux victimes premières de leur adversaires… permettant ainsi d’oblitérer les martyres tout aussi nombreux de leur propre adhérence (pour ne pas dire mysticisme) ? Cambodgiens, Vietnamiens, Thaïlandais, Chinois existent bien, mais ne pèsent guère face aux Juifs ; impossibilité de « diviser » notre « travail de mémoire » ? Ou bien utilisation insidieuse d’une horreur ennemie pour cacher les atrocités amies ?
Finkielkraut reconnaîtra après « le besoin éprouvé par ceux qui ont vaincu les nazis de répandre la légende noire de l’horreur absolue pour relativiser leurs propres turpitudes ».
Mais il tient également à légitimer cette utilisation par les « batailles présentes et futures » contre la barbarie : « La gloire nimbe ces morts (les Juifs), l’utilité les actualise ».
Il remarque avec justesse cependant que les juifs cependant « embarrassent l’antifascisme vigilant : le calvaire de ces non-prolétaires, de ces non-forces du progrès fait complètement déplacé : il jure, il fait tache, il n’aurait jamais dû advenir ». Pour remédier à cela « plutôt que de laisser les Juifs apparaître en tant que tels, la martyrologie officielle du pouvoir soviétique et des démocraties populaires préfère les englober dans les pertes des nations. »
Quand aux négationnistes, leur « problème » semble être lié à la Raison, avec laquelle ils veulent montrer qu’elle ne peut concevoir les chambres à gaz. Ils effacent ainsi toute réalité dont on ne peut rendre raison. « Ils ne nient pas candidement l’inhumain ; ils nihilisent philosophiquement l’impossible. » Ce qui n’a pas de pourquoi ne peut exister… Ainsi se trouve résolu le problème de la solution finale.
Primo Levi – un parmi tant d’autres- fut confronté sur le rôle de son existence ; pourquoi lui a-t-il survécu ? Comment est-ce possible ? L’écriture aurait pu être un moyen de témoigner, et ainsi de donner « une raison d’être à sa survie ». Mais il ne l’accepte pas, il ne peut tolérer l’adage que « tout est mal qui finit bien ». A l’instar de Levinas ou de Jankélévitch, exister après cela n’est rien d’autre qu’un grand effroi. C’est presque un sentiment de culpabilité qui ressort de l’interprétation de ces auteurs de la survie de témoins des camps. Si l’on a survécu, c’est que cela s’est forcément fait au détriment, à la place d’autrui. En avait-il seulement le droit ? « Qu’est-ce qu’un individu sinon un usurpateur » dit Levinas. Avoir conscience d’être serait même, selon ce philosophe, la « découverte des cadavres à mes côtés et mon effroi d’exister en assassinant » . L’ombre d’autrui plane toujours sur l’existence des survivants, contribuant, avec l’effroi, à rendre le moi haïssable. Une ombre d’en haut qui parle, qui veut parler, sise au-delà de toute existence, toute temporalité ; « une voix vient de l’autre rive » (Lévinas). Elle est là pour témoigner à jamais, à n’importe qui… « c’est la mort qui m’interrompt et qui m’interpelle », et jette au passage un pont, celui conduisant de la Vie à l’Enfer. Le survivant ne peut que vivre sur ce pont, cet Achéron, la voix ne cessant de lui « demander des comptes » et de lui reprocher de l’avoir abandonnée. Ne pouvant oublier cet autrui qu’il ne connaissait pas mais qu’il a remplacé, le survivant ne peut plus être vraiment de ce monde, il survit toujours dans un monde parallèle, où son passé le rattrapant, s’insère dans son présent. Il est comme prisonnier, son crime fut d’avoir survécu, son châtiment est de continuer à vivre. Primo Levi ne l’acceptera pas, il se suicidera.
Aujourd’hui, il ne semble plus tolérable d’émettre un quelconque avis ne réprimant pas explicitement le nazisme, ni de critiquer le peuple Juif ; « la sensibilité actuelle ne transige plus. Le passé ne passe pas, il obnubile ».
Une question principale surgit en guise de conclusion : à quand un mémorial pour les victimes vendéennes du XVIII ? A quand un mausolée pour honorer les martyrs du génocide arménien ?
Le jour où celui de la Shoah cessera de revendiquer le monopole de l’horreur et d’accaparer tout notre « devoir de mémoire » envers les victimes de la barbarie.
Surmonter l’événement non pas en le niant mais en l’intégrant à une nouvelle vision.
Les éditions
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Une voix vient de l'autre rive [Texte imprimé] Alain Finkielkraut
de Finkielkraut, Alain
Gallimard / Collection Folio
ISBN : 9782070422241 ; 5,00 € ; 27/02/2002 ; 86 p. ; Poche
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