Yoga de Emmanuel Carrère
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Un homme vrai
« J’aimerais être un homme bon, écrit Emmanuel Carrère à la fin de la première partie de Yoga, son nouvel ouvrage, j’aimerais être un homme tourné vers ses semblables, j’aimerais être un homme fiable. Je suis un homme narcissique, instable, encombré par l’obsession d’être un grand écrivain. » C’est, quoi qu’il en soit, avec un récit singulier, sans fard, que revient Carrère sur les étals des librairies, six ans après la parution du Royaume, livre dans lequel, on s’en souvient, il explorait avec bonheur les origines du christianisme. Je ne sais si l’on a affaire à un grand écrivain, comme il en a l’ambition (ou, en tout cas, « l’obsession », nous dit-il), je n’en suis pas du tout certain, mais ce qui, à mes yeux, est évident, c’est qu’on est en présence d’un homme désarmant. Je veux dire par là que la lecture d’un livre comme Yoga devrait être agaçante, irritante, tant l’auteur est encombré de lui-même, et pourtant, curieusement, elle ne l’est pas. Cela tient, je crois, à cette conviction toute simple, mais pas si facile à rendre effective, dont, au détour d’une phrase, nous fait part l’écrivain à propos de la littérature : elle est, écrit-il, « le lieu où on ne ment pas. » Eh bien, j’en suis convaincu, la force du livre de Carrère vient de là, de cette volonté de ne pas mentir. Ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, que l’auteur n’introduise jamais aucun élément de fiction dans son récit : il le fait parfois et s’en explique lui-même à la fin du livre, mais cela n’y change rien. Le livre de Carrère donne le sentiment, d’un bout à l’autre, d’être vrai !
Être vrai, cela signifie, entre autres, assumer ses propres contradictions. Car si Carrère se décrit volontiers comme un homme imbu de lui-même, ce qu’il nous raconte le lui nous parle aussi, et je suis sûr qu’il en conscient, d’un autre Carrère, d’un Carrère qui n’est incapable ni de bonté ni d’altruisme ni de transformation de soi. Yoga, qui devait être, à l’origine, un petit livre souriant, sans prétention, sur cette méthode de méditation pratiquée par l’auteur, se présente, en fin de compte, comme un ouvrage bien plus ambitieux, comme le récit d’un parcours conduisant du repli sur soi à l’ouverture aux autres en passant par des épreuves que l’on ne souhaite à personne au monde.
Tout commence donc par un stage Vipanassa, stage de yoga donc, auquel s’est inscrit l’écrivain dans le but, précisément, de nourrir, si l’on peut dire, le petit livre dont il a le projet. Même si l’on n’est pas soi-même adepte de yoga ou autre technique de méditation, les pages écrites sur le stage en question ne manquent pas d’intérêt. Elles nous rappellent, entre autres, qu’aux yeux des maîtres spirituels, tel Patanjali (mais Carrère nomme aussi Platon, Bouddha, Maître Eckhart et Thérèse d’Avila), ce qui compte, c’est de trouver la sortie « de ce pétrin qu’est la vie terrestre ». On peut d’ailleurs se demander s’il est judicieux d’avoir intégré Thérèse d’Avila à cette liste de noms, le christianisme, même vécu par les mystiques, ne prônant pas, contrairement au Bouddhisme, l’évasion du monde terrestre, de la condition humaine, de ce que les Orientaux appellent samsara. Carrère, lui, fort heureusement, exprime des doutes à ce sujet. À Patanjali qui estime que « rien ne mérite d’être connu sinon ce qui permet d’échapper à la condition humaine », Carrère est tenté de répondre qu’au contraire « mille autres choses méritent d’être connues. »
Cela est vrai, même si le chemin vers la connaissance, qui ne se pratique pas seulement avec du yoga, doit passer par de terribles épreuves. En l’occurrence, c’est pendant qu’il fait son stage Vipanassa que Carrère est informé de l’attentat de Charlie Hebdo au cours duquel a été assassiné un de ses amis, l’économiste Bernard Maris. Or il est demandé à Emmanuel Carrère de s’exprimer lors des funérailles. Comment prétendre encore, se demande-t-il, que le yoga et la méditation sont bons : « la teneur en vérité, écrit-il, est plus élevée chez Dostoïevski que chez le Dalaï-lama ». Mais la période d’épreuves ne s’arrête pas là, elle passe par ce qu’il y a de pire pour un individu, une dépression telle qu’elle le conduit au bord de la folie, dans un puits de ténèbres, dont il ne sort pas sans passer par quatre mois d’hospitalisation à l’hôpital Sainte-Anne où il subit, entre autres, des électrochocs. Il est d’ailleurs étonnant de lire ces pages sur la dépression, tant elles proposent une analyse pertinente de ce mal qui, pour Carrère, ne contredit nullement le propos du livre, bien au contraire. L’essai sur le yoga et l’autobiographie psychiatrique, explique-t-il, c’est le même livre : « comme du yin naît le yang ou du yang le yin », les deux n’étant plus complémentaires, chez le malade mental, mais ennemis.
En fin de compte, quand Carrère est tiré de ce cauchemar, ce n’est pas pour être débarrassé des ombres qui guettent volontiers les humains, mais c’est néanmoins pour participer à une mission, en Méditerranée, sur l’île de Léros, auprès de quelques-uns des migrants qui y sont rassemblés, ironie de l’histoire, dans les bâtiments d’un ancien hôpital psychiatrique. Les ombres, Carrère les retrouve non seulement chez des migrants qui ont risqué leur vie pour arriver jusque là, mais chez Frederica (qu’il appelle Erica), la jeune femme avec qui il travaille et qui, depuis qu’elle a fait un AVC, perçoit constamment une ombre qui semble la poursuivre sur le côté gauche de sa tête. Néanmoins, c’est à l’occasion de ce séjour à Léros que l’on entrevoit l’autre Carrère, celui qui est capable d’attention aux autres et non seulement à lui-même, celui qui ne se préoccupe pas seulement de son ego surdimensionné, mais aussi des autres, en l’occurrence de quelques migrants. Et qu’importe que sa bonne volonté soit parfois encombrée de maladresse ! Si, comme il le raconte en parlant de son éditeur, il se montre capable, à son âge, d’apprendre à taper avec ses dix doigts sur un clavier d’ordinateur plutôt qu’avec un seul, c’est aussi du côté du cœur ou, tout simplement, de son humanité, qu’il se révèle apte à devenir meilleur. « J’ai fait ce que j’ai pu, écrit-il, avec mes moyens et mes entraves, je me suis battu pour le faire, c’est un bilan qui n’est pas nul. Mais l’essentiel, qui est l’amour, m’aura manqué. J’ai été aimé, oui, mais je n’ai pas su aimer – ou pas pu, c’est pareil. » Sur ce point-là, sur ce constat, non, malgré la volonté de l’auteur de ne pas mentir, on n’est pas obligé de le croire.
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"Un livre subtil et agréable"
Critique de Elko (Niort, Inscrit le 23 mars 2010, 48 ans) - 11 juin 2023
Je suis très client d’Emmanuel Carrère. J’aime la limpidité de son écriture. J’aime son ego (toute son œuvre tourne autour de lui) et son absence d’ego (il semble pouvoir tout partager, ses faiblesses et ses défaites). Il a une façon à lui de captiver son lecteur, le lecteur que je suis en tout cas. Et si certains moments m'ont moins intéressé (la partie yoga par exemple, a contrario j'ai été passionné par les digressions sur le travail de l'écrivain) j'ai pris plaisir à retrouver l'auteur.
La mise à nu
Critique de Marvic (Normandie, Inscrite le 23 novembre 2008, 66 ans) - 21 avril 2021
Les pages qui décrivent le yoga -mot qui à l’origine désigne le joug sous lequel on attelle les bœufs- m’ont paru, pour moi qui n’ai pratiqué que quelques séances, relativement ennuyeuses. L’auteur propose différentes définitions du yoga dont certaines assez surprenantes comme celle du "hochet narcissique".
Son départ précipité lui fait mesurer le décalage entre l’isolement des stagiaires et la vraie vie et ses drames. L’auteur est touché et touchant dans le récit de la mort de Bernard Maris, compagnon d’une amie proche, avec qui se tissait une belle amitié.
J’ai retrouvé de l’intérêt à la lecture de cette deuxième partie, moins égocentrée, plus sensible.
Puis le récit de son internement, édifiant et terrifiant, courageux et émouvant, tellement impudique. "La première règle est de ne pas mentir… la littérature est avant tout le lieu où on ne ment pas". Avec parfois des difficultés, parfois des incompréhensions, on partage sa douleur.
"C’est aussi que, quand ça va bien, je m’attends à ce qu’un moment ou à un autre ça aille mal en quoi j’ai raison alors que quand ça va mal je n’arrive pas à croire qu’à un moment ou à un autre ça va aller bien -en quoi j’ai tort."
La 4° partie nous emmène sur l’île de Léros, au curieux passé, île peu touristique, servant de camp de transit des migrants. Probablement mon chapitre préféré.
Un récit qui finit par une magnifique déclaration d’amour à sa femme et par cette phrase "ce jour-là, je suis pleinement heureux d’être vivant".
Quand on sait que l’auteur pensait écrire "un petit livre souriant et subtil sur le yoga" , on ne peut qu’être surpris par ce récit. Je devrais dire par "ces" récits.
Même si ce livre m’a permis de découvrir Martha Argerich (et oui, M. Carrère, je suis bien allée voir et écouter), cette mise à nu d’un homme en souffrance m’a parfois dérangée, souvent intéressée mais pas passionnée.
Confus
Critique de Bernard2 (DAX, Inscrit le 13 mai 2004, 75 ans) - 22 octobre 2020
Je n’ai pas apprécié qu’il n’y ait pas de fil conducteur, pas de plan structuré. Peut-on considérer comme un style littéraire le fait de partir dans tous les sens au gré du moment ? Quant à décrire dans le détail une journée de yoga, j’y ai trouvé autant d’intérêt que de savoir que l’auteur ne savait pas taper sur un clavier d’ordinateur, mais qu’il a appris, ou qu’il ne sait pas jouer d’un instrument mais qu’il aime la musique... tout en ne parlant que d’un seul morceau, sublime certes, mais tout de même. Quantité d’historiettes de ce genre auraient mieux leur place dans la presse people...
Je suis allé jusqu’au bout du livre, espérant finir par comprendre la raison de son succès. Raté.
Exorciser ses démons
Critique de Alma (, Inscrite le 22 novembre 2006, - ans) - 1 octobre 2020
J'y ai vu un ouvrage par lequel l'auteur broyé par de profonds troubles de bipolarité sort d'un silence lié à une douloureuse descente aux enfers de 4 mois à l'hôpital Saint Anne, soumis à des séances d'électrochocs et qui cherche à retrouver la place qu'il occupait auparavant dans le paysage littéraire. Il tente d'y exorciser ses démons, il y crie ce qu'il a souffert, mais qu'il est toujours là !
J'y ai trouvé une construction rigoureuse autour de la partie centrale intitulée HISTOIRE DE MA FOLIE . 2 parties consacrées à la période antérieure à son douloureux passage en hôpital psychiatrique et 2 consacrées aux moments et aux moyens qui lui ont permis de remonter la pente. Cinq parties indépendantes constituées de fragments de vie et d'expériences entraînant de surprenantes ellipses narratives mais dont l'axe commun est le Yoga.
Les 140 premières pages lui sont d'ailleurs consacrées . Il s'agit non du yoga des postures mais du yoga de méditation de pleine conscience . Cette longue ouverture risque sérieusement de décourager le lecteur peu au fait de cette pratique silencieuse , mais elle est nécessaire tant l'auteur aura l'occasion d'y faire allusion par la suite car elle est pour lui, depuis toujours (tout comme le taï-chi auquel il consacre quelques séquences) un des moyens de retrouver une unité que la bipolarité dont il est depuis longtemps victime s'est chargée de détruire . Le titre de l'ouvrage se trouve donc constamment justifié.
Il s'agit , vous l'avez compris d'un récit très autocentré , mais qui présente également , et c'est ce que j'ai apprécié, des qualités purement littéraires .
D'abord la présence d'un pacte de lecture, nécessaire à toute autobiographique qui se respecte . Si E.Carrère proclame sa volonté de se mettre à nu en toute sincérité, il avoue qu'il a volontairement gommé certaines situations pour préserver ses proches et éviter les erreurs qu'il avait commises dans UN ROMAN RUSSE , erreurs dont il se repent. Il reconnaît avoir aussi » pris plaisir à « fictionner » dans quelques scènes, inspirées par des situations vécues . Le lecteur est alors amené à réfléchir sur les limites de l'écriture autobiographique. Peut-on écrire « vrai » , si l'on occulte certains éléments de vérité ? Dans quelle mesure l'autobiographie est-elle compatible avec une certaine dose de fiction ?
E Carrère a su parfois sortir de son autocentrage, notamment par les portraits attachants d'amis disparus : Bernard Maris mort dans l'attentat de Charlie Hebdo et de son éditeur Paul Otchakovski , ou dans la partie 4, de personnages inspirés des jeunes réfugiés et de la femme qui anime avec lui des ateliers d'écriture dans l'île grecque de Leros .
Outre de nombreux retours sur ses précédentes oeuvres , il revient sur des poètes dont il se sent proche : Louise Labbé, Catherine Pozzi dont les vers, qu'il offre au lecteur, font écho à ses souffrances . Il déclare aussi s'inscrire dans une famille , celle de ceux qui témoignent de ce que c'est « d' être un homme », dont le « saint patron est Montaigne » .
Mais ce sont surtout le ton qu'il adopte, celui de la « conversation amicale » et son écriture, toujours fluide, toujours limpide, enveloppante, apte à traduire élégamment une pensée qui souvent vagabonde mais toujours revient à son sujet qui m'ont séduite.
Pour moi donc, Emmanuel Carrère a réussi son retour sur la scène littéraire. Le récit bouleversant et fascinant, bilan d'une vie marquée par « la division, l'enfermement en soi, le désespoir » est la preuve il n' a rien perdu des qualités qu'il avait manifestées dans ses ouvrages antérieurs . Laissez-vous tenter par cette expérience de lecture …....
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