Nana à l'aube de Hyōñ-sō Pak

Nana à l'aube de Hyōñ-sō Pak
(Saebyokui Nana)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par FROISSART, le 25 septembre 2019 (St Paul, Inscrit le 20 février 2006, 77 ans)
La note : 10 étoiles
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Nana à l'aube, critique de Patryck Froissart

Titre : Nana à l’aube
Roman
Auteur : Park Hyoung-su
Titre original : Saebyokui Nana
Traduit du coréen par Jeong Hyun-joo et Fabien Bartkowiak
Editeur : Decreszenzo (juillet 2016)
ISBN : 9782367270500
446 pages
Prix en France : 19€

Léo, un jeune Coréen en escale en Thaïlande alors qu’il doit se rendre en Afrique pour y mettre en pratique ses connaissances universitaires toutes fraîches, se retrouve à Nana.
Nana est un lieu chaud de la prostitution à Bangkok. C’est là qu’opèrent Ploy, considérée comme la reine de cette véritable cour des miracles, et ses amies, qui cohabitent dans la promiscuité d’une chambre sordide au sein d’un immeuble délabré d’un quartier tout proche ayant pour nom Sukumvit Soi 16.
Léo rencontre Ploy (nom signifiant « stratagème »), tombe immédiatement et définitivement amoureux d’elle et s’incruste dans cet espace crapuleux dont il contribue, en dépensant jour après jour le pécule initialement destiné à son voyage africain, à entretenir les besoins quotidiens des occupantes en nourriture, cigarettes, boissons, yaba (drogue locale) et autres produits de consommation courante en tous genres, bien que Ploy lui ait à jamais interdit de la toucher.
Relation singulière s’il en est qui s’inscrit dans une vaste peinture romanesque populeuse, grouillante, fourmillant de détails intimistes, jalonnée des mille et un gestes, paroles, incidents, accidents, événements de la vie diurne de cette communauté de Sukumvit et de la vie nocturne du lieu de racolage qu’est Nana.
L’auteur brosse une chronique hyper-réaliste des moindres moments que passe Léo dans Sukumvit, la plupart du temps à se morfondre dans l’adoration qu’il voue à Ploy en dépit du mépris que lui témoigne sa maîtresse, et à fumer la yaba dans le huis clos de ce taudis et dans la glauque intimité de son icône et de ses compagnes, à d’autres moments à boire en compagnie du propriétaire de l’immeuble, un allemand définitivement immobile dont le corps monstrueux occupe la presque totalité d’une pièce du rez-de-chaussée, et, à intervalles réguliers, à faire les courses pour toute la troupe dans le quartier interlope.
Si Ploy tient une place centrale dans l’intrigue, Nana à l’aube est d’abord le roman de Léo.
L’auteur campe là un personnage complexe qui suscite chez le lecteur à la fois la sympathie, la pitié, et le désarroi.
Léo est en effet un homme dont les traits dominants semblent être la veulerie et le masochisme, sous l’effet d’un amour passionné, d’un attachement passionnel, d’une totale soumission à Ploy… mais chez qui apparaissent également la générosité, la compassion, le dévouement, le désintéressement, le sens de l’amitié, du don de soi…
Cet asservissement dans lequel il se complaît avec une évidente jubilation, Léo se l’explique et se le justifie par le don qu’il possède de voir dans chaque personne qu’il croise à Sukumvit la révélation de ce qu’elle était dans une existence antérieure. Lors de leur rencontre initiale dans Nana, Léo a ainsi immédiatement renoué un lien rompu entre Poy et lui cinq siècles auparavant, en Inde.
L’histoire se déroule à Mandav, dans la région de Nangar, en Inde, il y a environ cinq cents ans. Léo est un jeune chasseur orphelin, et Ploy la princesse d’un petit royaume inconnu dans la vallée de Kullu […] Un jour où Léo vient au marché pour y vendre de la viande de lapin, il y rencontre pour la première fois Ploy y faisant des courses. Ils ont le coup de foudre l’un pour l’autre…
Cette histoire dans l’histoire, Léo la raconte à Ploy, ce qui provoque aussitôt la colère et la tristesse de la jeune femme, qui mesure ainsi sa déchéance du statut de princesse à celui de prostituée. Quelles mauvaises actions a-t-elle perpétrées dans cette existence-là pour être ainsi punie dans l’actuelle ?
L’intrigue connaît plusieurs époques.
La première couvre une période de cinq années du premier séjour de Léo dans le galetas des prostituées. La seconde un retour du jeune homme totalement ruiné dans sa Corée natale où il se reconstruit dans le cadre d’une vie relationnelle normale, d’un parcours professionnel réussi, et d’un mariage. La troisième est un retour impulsif à Nana, où il retombe dans sa servitude volontaire à l’endroit de Ploy, dans le même gourbi. C’est alors qu’il fait la connaissance de l’enfant Lano, la toute jeune fille d’un des premiers commerçants établis dans le quartier, à qui il donne des cours d’anglais. Ce séjour s’achève sur la mort violente de Ploy et sur la supplique que Lano adresse à son professeur le jour que celui-ci lui annonce son départ.
— Tu reviendras, n’est-ce pas ?
Sa question rendit triste Léo. Il ne s’était jamais demandé s’il allait revenir ou non, mais au moment où elle le lui demanda il eut l’impression qu’il ne remettrait plus jamais les pieds dans ce quartier.
— Emm… je ne sais pas. Ploy n’est plus là […]
— Mais moi, je suis là, Léo, reviens pour moi.

Léo reviendra-t-il pour Lano, dont l’inéluctable destin est de devenir à son tour l’une des prostituées de Nana ? La réponse se trouve dans les toutes premières pages du roman.
La galerie des personnages que côtoie intimement Léo lors de ses séjours à Nana est impressionnante par sa diversité, sa crudité et son impressivité. On n’en présentera ici que les plus présents.
Dans le gourbi de Ploy vivent par intermèdes ou en permanence :
Lisa : admirant le métier de prostituée depuis l’enfance, elle avait décidé que, dès qu’elle serait en âge de porter un soutien-gorge, elle deviendrait une catin d’exception à Bangkok…
Kaï : elle avait quinze ans et on lui voyait les côtes […].Kaï était quelqu’un de très avare. Pour elle-même elle ne dépensait pas un sou. Elle envoyait l’essentiel de l’argent qu’elle gagnait en se prostituant à sa mère.
Yon, violée et défigurée par son oncle à sept ans, cet incident lui avait laissé non seulement le visage horriblement difforme, mais aussi de graves séquelles mentales. Une femme qui voyait la vie avec simplicité. Sa devise : boire, fumer et papoter.

Au rez-de-chaussée, végète Uhe, qui devient le confident et le conseiller de Léo.
Uhe, allemand, est le propriétaire de l’immeuble. Aiguilleur du ciel, l’homme a autrefois provoqué par négligence le crash d’un avion dans lequel se trouvait sa propre fille. Depuis il vit reclus dans cet immeuble acheté à Bangkok. Pour les habitants de Soy 16, Uhe restait une personne mystérieuse. La plus grande raison était qu’il ne faisait jamais ses besoins… Uhe ne mangeait jamais et ne faisait jamais ses besoins. Toujours vêtu uniquement d’un énorme T-shirt et d’un caleçon, il ne faisait que boire. De ce fait, son corps coincé entre les murs de la résidence avait progressivement enflé avec le temps, jusqu’à remplir toute la pièce.
Le roman, et c’est là son immense richesse, entremêle les détails les plus réalistes avec des éléments narratifs fantastiques, par exemple par l’insertion de pans de vies antérieures sur le thème de la transmigration des âmes, par exemple lorsque Léo dialogue avec un lézard, ou quand Som, la mère de la petite Lanto, morte en couches, revient dorloter ou corriger sévèrement sa fille, ou lorsqu’on retrouve le père de Lanto lui-même, après sa mort, replanté dans un grand pot de fleurs d’où il continue à régenter la vie de ses enfants.
Humour, dérision, expression de pitié ou de tendresse vis-à-vis de ses personnages, narration brutale de scènes d’une cruauté parfois inouïe, description scabreuse d’une misère morale ou matérielle propre à provoquer la nausée, réflexions philosophiques, commentaires sociologiques, réalisme, fantastique, superstition, insertion de détails immondes pouvant aller jusqu’à la scatologie sont les éléments narratifs qui constituent la liste non exhaustive des ingrédients faisant de ce roman à part une fresque vivante et prenante du quotidien d’un des endroits du monde concentrant de manière extrême les vices et vertus qui caractérisent l’homme d’aujourd’hui.
Enorme !
Patryck Froissart
El Menzel (Maroc), le mercredi 20 septembre.
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L’auteur :
Park Hyoung-su est né en Corée du Sud, à Chuncheon, le 11 août 1972.
Auteur de nombreux recueils de nouvelles, il a fait ses débuts d’écrivain dans les années 2000 avec des textes écrits pour le magazine littéraire Hyundae Munhak. Il enseigne la création littéraire à la Korea University. Son oeuvre, encore peu traduite, déconcerte et fascine par sa puissance créatrice et son originalité.

Sa particularité est d'être un écrivain résolument moderne. Il appartient à un groupe de jeunes auteurs qui s'attache à casser les codes du récit traditionnel.
Son œuvre, emplie d'humanité, aborde par l'autodérision des sujets graves touchant à l'injustice de la condition humaine.

Autres oeuvres traduites en français :
L’art de la controverse (Asiathèque, 2016)
Krabi, suivi de La mort de l’arbre (Asiathèque, 2015)

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