Portraits de Daniel Tammet

Portraits de Daniel Tammet

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 15 juin 2019 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 8 étoiles
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Une poésie pleine d'humanité

Mondialement connu depuis la publication de « Je suis né un jour bleu » où il évoquait son enfance autiste et sa relation particulière aux nombres qu’il visualise comme des entités dotées de caractéristiques physiques (forme, consistance mais surtout couleur), Daniel Tammet présente la singulière particularité d’une évolution radicale de son rapport au monde, qui a progressivement basculé des nombres vers les mots. Sa capacité prodigieuse de mémorisation, grâce à laquelle il a pu effectuer une récitation publique des vingt milles premières décimales de PI (personnellement, je m’arrête aux cinq premières…), lui a également permis d’apprendre et d’assimiler de nombreuses langues dont les concepts et les idiotismes interrogent nécessairement le regard que nous portons sur les choses et les êtres. Ce glissement de sensibilité est perceptible dans les essais récemment publiés par Daniel Tammet, notamment « Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter » qui porte presque exclusivement sur le langage. Ce dernier ouvrage contient également une longue présentation du poète australien Les Murray, qui fut un enfant autiste (comme Daniel Tammet) dont le rapport au monde et l’écriture poétique conservent la trace. Cette rencontre avec Les Murray semble avoir été décisive pour Daniel Tammet, qui vient de publier chez une petite maison d’éditions que j’ai découvert semaine dernière sur le « Marché de la poésie », son premier recueil intitulé « Portraits » comme une série d’hommages à des personnes aimées, connues ou inconnues.

Le recueil est bilingue. Daniel Tammet a lui-même traduit en français ses poèmes écrits en anglais, s’écartant parfois sensiblement de la version originale comme si la traduction constituait une ré-écriture. C’est notamment le cas du poème « Robert Pershing Wadlow », qui évoque l’homme le plus grand de tous les temps (un américain de la première moitié du XXème siècle, qui mesurait la taille respectable de 2,72 mètres et vécut malgré lui une vie de phénomène de foire, suscitant l’attroupement à chaque sortie) où la conclusion anglaise « Bob, feeling dinky / beneath the sky » devient « Bob se sent nain / face à l’humanité ».

Ainsi que le titre l’indique, le recueil est une suite de portraits. Les poèmes consacrés à des personnes célèbres ou disons connues (Bobby Fisher, Jeanne Calment, Anton Tchekov, etc.) s’efforcent de saisir l’ampleur d’une vie et donner à voir l’humanité de l’homme – ou de la femme – en lutte pour la vie dans les méandres des années… Lutte contre les difficultés matérielles d’une existence précaire (Tchékov : Quel mal fou pour quelques roubles ! La date /butoir c’est demain et je doute / encore de l’intrigue. Ma chemise / bourgeonne de taches couleur thé. ), contre la solitude et la folie qui guette (Bobby Fisher, Wadlow) ou simplement contre l’usure du temps (Jeanne Calment, William James Maurice Bottle, célébrité du music-hall dont le nom a sombré dans l’oubli). Les poèmes évoquant des amitiés personnelles saisissent sur le vif des moments de vie, parfois en apparence insignifiants mais qui se cristallisent en souvenirs vécus et deviennent, par la mémoire et l’écriture, le témoignage d’un instant d’autant plus précieux qu’il ne reviendra plus. Le poème consacré au poète australien Les Murray est un peu particulier car il évoque, à la fois, un poète reconnu (même s’il est encore peu connu en France) et l’homme, ami de l’auteur. Daniel Tammet donne la parole au stylo bille de Les Murray, qu’il ne cesse de perdre et de chercher fébrilement quand l’inspiration suscite un besoin irrépressible d’écrire…

Le recueil est accompagné de photographies de Jérôme Tabet, qui viennent en contrepoint des poèmes. En effet, alors que les poèmes s’efforcent d'esquisser le portrait d’une personne, les photographies sont des natures mortes ou des paysages déserts. Les photographies ne sont pas vides de présence mais les êtres semblent hors champ (comme s’ils venaient de partir – ainsi la table d’échec et ses deux chaises vides) ou noyés dans l’ombre. On ne peut ici s’empêcher de songer au titre du recueil de Philippe Jaccottet « Paysages avec figures absentes », où le chant du monde semble devenir plus audible dans la densité du silence. Les photographies dévoilent les lieux où notre vie prend place. Elles contribuent à enraciner les poèmes, qui auraient pu être des évocations abstraites et désincarnées, dans la matière du monde qui préexistait à notre naissance et nous survivra.

L’écriture poétique de Daniel Tammet est descriptive, simple et dépouillée. Contrairement à ce qu’on aurait pu redouter en raison du rapport très particulier de l’auteur avec le langage, puisque Daniel Tammet écrit dans la courte notice biographique que les nombres furent la langue maternelle de son enfance, c’est une poésie pleine d’humanité et de sensibilité, voire de tendresse. Sans emphase, à petites touches comme le ferait un peintre brossant un portrait sur le vif, l’auteur cherche avant tout à faire ressentir la personnalité de son modèle. Les nombres ne sont pas absents (via notamment l’évocation du temps accumulant les jours et les années dans les poèmes « A un jeune enfant » et « L’univers et moi ») mais ils sont insérés à la trame du poème, tels des amers guidant le regard vers le presque-rien de l’instant présent qui brille comme un trésor fugace dont il faut s’empresser de profiter. Le recueil s’achève d’ailleurs, avec le poème « L’univers et moi » qui est une sorte d’autoportrait mis en perspective de l’immensité cosmique, par une célébration :

L’univers et moi
(…)
Qu’est-ce qu’une vie ?
Des moments suspendus à l’infini :
La musique du vent dans les arbres,
Les sourires qu’encadrent les fenêtres,
Le parfum chaud et terreux du café.
Des petits riens par milliers,
Millions, milliards.
Quatorze milliards,
Et plus encore.

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