La fin de Chéri de Colette

La fin de Chéri de Colette

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 27 mai 2019 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Un Russe de Dostoïevski à Paris.

Il existe une sorte de laminoir abstrait qui tend à repousser Colette en dehors du Panthéon des romancières françaises, la réduisant à une présence datée dans les dictionnaires ou les anthologies, voire à un banal nom de rue ou de collège de province, en somme à quelque chose que l’on traverse ou que l’on fréquente sans y faire attention, sans plus vraiment se demander ce qu’a pu accomplir une Sidonie-Gabrielle Colette pour mériter d’avoir son nom gravé dans le marbre. Il suffirait donc de lire ou de relire La Fin de Chéri pour se rendre compte de l’écrivain magistral qu’elle était – qu’elle est encore, évidemment, pour les lecteurs qui n’ont pas succombé aux sirènes des putasseries littéraires contemporaines. Le roman en question est publié en 1926 lorsque Colette a déjà passé la cinquantaine. Elle y affirme une maîtrise du propos à nulle autre pareille, plus remarquable que dans Le blé en herbe, complétée par un souci du mot juste qui eût ravi un Flaubert ou un Montaigne. Elle est objectivement au sommet de son art alors qu’il lui reste encore des textes immenses à écrire. Heureusement, du reste, car il ne lui fallait pas manquer la gravité de son sujet, passer à côté de l’épaisseur d’un monde en cours de transfiguration : raconter la France d’après-guerre, celle de 1919, montrer le retour aux affaires et les basses vénérations de l’argent, comme s’il s’agissait de ramasser le javelot de la conscience là où Charles Péguy l’avait laissé tomber quelques années plus tôt.

Que cherche à nous dire Colette dans le fond ? Rien moins que cela : la fin de la guerre a été une victoire miliaire, mais elle n’a peut-être pas été une victoire morale quand on observe quelles destinations la France a choisi d’emprunter à l’échelle des individus. L’armistice de novembre 1918 n’aura été qu’une occasion pour les spéculateurs de se tailler la part du lion dans un pays assoiffé de reconstructions et de prospérités. Après l’industrie de la guerre, il semble que l’industrie de la consommation de masse ait repris le flambeau. Une galerie de personnages parisiens exhibe parfaitement ce nouvel esprit de conquête financière mâtiné d’un sybaritisme intempestif, façon d’incarner, tacitement, le triomphe de la petite bourgeoisie d’argent au détriment des figures tutélaires de l’aristocratie. La Belle Époque ne peut pas revenir dans ce Paris restitué par Colette, ce Paris rongé par les transactions et les conversations dilettantes. Le Paris que décrit Colette est fatalement celui de l’entre-deux-guerres, à ceci près que les protagonistes n’en savent rien – mais l’écrivain le devine et l’Histoire lui a donné raison. La mention du nom de Landru au détour d’une discussion, en outre, s’annonce à l’instar d’un symbole de décadence. Indépendamment de la guerre, la France a rendu possible un Landru et, ce faisant, elle a rendu impossible quelque chose d’autre, quelque chose de foncièrement plus essentiel.

Parmi les ambitions démesurées et les esprits d’entreprise, en plein cœur d’un été où le soleil suffit à contenter les apprentis foutriquets du capitalisme, il est un homme de trente ans, Frédéric Peloux, surnommé Chéri, un homme désespéré qui supporte de moins en moins les feuilles de route de ses contemporains, un homme qui pourrait être le descendant abâtardi du Caïn Marchenoir de Léon Bloy. Son dégoût d’une France assujettie à la sémantique de la carrière, de la réussite, de la thésaurisation, etc., le hisse au rang d’un maître mélancolique aggravé d’un instinct de marginalisation extrême. La guerre était sans doute pour lui une activité plus honnête que les affrontements obliques du commerce. Une balle dans la tête a en effet plus de franchise qu’une banqueroute provoquée par les calculs d’un trafiquant de chiffres. On croirait surgi avant l’heure un opposant à la Macronie dégradante qui défait en ce moment la France, qui l’occupe comme une seconde Occupation et en mine la civilisation de l’intérieur (cf. le récent ouvrage de Pierre Mari, En pays défait, pour approfondir la question d’une nation désertée par ses meilleures intelligences et monopolisée par ses pires scélérats – Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2019). À rebours de ces forces négatives, Fred Peloux, par son panache de tsar capitulant, par sa hauteur de vue de sublime vaincu, rafistole un tant soit peu les valeurs nécessaires qui incarnent les racines sacrées d’un pays.

Au registre sentimental, Peloux est aussi un grand renonçant. Il ne ressent absolument plus rien pour sa femme, Edmée, laquelle est davantage soucieuse de gérer son hôpital et de séduire le docteur Arnaud, l’une de ces grosses légumes qui ont la vocation d’être des chefs de clinique avant d’être des chercheurs qui révolutionnent leur domaine. Quant à sa maîtresse d’avant-guerre, Léa, désormais âgée de la soixantaine, elle est devenue méconnaissable, énorme, joufflue et coiffée d’une espèce de chevelure ingrate, tignasse bétonnée dans la grisaille de ceux qui s’apprêtent à franchir le seuil de la cacochymie, l’ensemble étant exacerbé par une série de détails rédhibitoires, tel ce menton plein de plis, de gras et de rebondissements où viennent s’achever des rires intolérablement inécoutables. Les années de combat auront d’une certaine manière ouvert les yeux à Peloux en ce qui concerne la race féminine. Même sa mère n’échappe pas au jugement sévère de ce fils qui n’a certes pas toutes les vertus, mais qui, à tout le moins, possède la clairvoyance des hommes qui désirent vivre une existence délestée du brillant de l’argent et du brouhaha des relations intéressées. Il n’y a guère que la « Copine » qui trouve une légère grâce dans le tribunal psychique de Peloux, la confidente, en l’occurrence, qui reçoit volontiers le torrent de sa neurasthénie de mâle finissant, une femme, du reste, de la génération de Léa, mais pourvue de cette duplicité spéciale qui lui permet de recueillir dans son oreille accorte un vaste échantillon de l’humanité. Elle se détache ainsi du tout-venant féminin méprisable, consciente quelque part de la décadence générale de la France malgré la sortie de la guerre, lucide vis-à-vis d’elle-même, sachant que son avenir est derrière, très loin derrière, et qu’un whisky, probablement, vaut mieux que l’ivresse des imaginations emportées par l’argent et les projets planifiées sur des décennies. C’est elle qui va aider Peloux à concrétiser dans les actes son tempérament de suicidaire. En cela, elle est comparable à une infirmière, à une garde-malade préposée aux soins palliatifs. Dès que Peloux s’affirme dans le giron de la Copine, le processus de sa mort est enclenché, comme s’il s’agissait d’un soulagement qui devait lui être administré par la bonne personne. Mourant, le voilà guérissant de son Mal, enfin libéré d’une France plus mourante que lui. Avec la balle qui lui brûlera la cervelle, Frédéric Peloux se constituera en Kirilov francophone, en démon français dostoïevskien, sans toutefois établir de longs discours sur l’intégrité de la mort volontaire. Frédéric Peloux ne pouvait pas vivre une minute de plus dans un pays aussi dramatiquement égaré dans l’aliénation financière. Il a donc préféré partir de sa propre main plutôt que de l’odieuse main invisible du marché.

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