Vers l'abîme de Erich Kästner

Vers l'abîme de Erich Kästner
(Der Gang vor die Hunde)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Cyclo, le 15 février 2019 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 208ème position).
Visites : 3 451 

encore un grand livre


"Vers l’abîme" est la nouvelle traduction intégrale du roman d’Erick Kästner, auteur allemand très connu pour ses livres pour la jeunesse (dont le célébrissime "Émile les détectives") et dont une première version était parue chez Stock en 1937, sous le titre "Fabian", version faite sur l’édition allemande parue en 1931 et très expurgée des passages trop politiques ou trop licencieux.

On y suit le héros à la fin des années 20 dans un Berlin au bord de l’abîme et en plein chaos social : Jakob Fabian, trentenaire revenu de la guerre avec une faiblesse cardiaque, vit seul dans une chambre meublée, travaille dans un journal comme publicitaire. Quand il erre dans la ville, il assiste à des heurts entre communistes et nazis, sur fond de chômage et de promeneurs désœuvrés : "Jusqu’à preuve du contraire, s’arrêter devant les vitrines ne coûtait rien. Et qui aurait pu dire s’ils étaient démunis ou s’ils ne souhaitaient rein acheter ? Ils portaient leurs costumes du dimanche et ils avaient raison, parce qu’ils avaient plus de dimanches que quiconque." Une population masculine exsangue, quand elle a les moyens, se perd dans des plaisirs immédiats et souvent morbides, fréquentant les bordels et les clubs louches. Les femmes ne sont pas mieux loties et sont à la recherche de jeunes amants. Fabian perd son poste, car ce moraliste volontiers ironique et sarcastique ne peut s’empêcher d’être insolent. Il fait donc à son tour connaissance avec le chômage qui semble bien définitif. Fabian qui, avec son ami Labude, un intellectuel travaillant sur l’œuvre de Lessing, rêvait d’un monde meilleur, d’une vie honnête, rencontre une jeune fille, Cornelia, mais leur idylle est brisée par le cinéma qui tend des bras intéressés à cette dernière. Il a aussi une mère aimante, qui vit en province, et qui lui rend visite. Tout ça va mal finir, l'avenir est sombre...

Kästner se livre à une peinture apocalyptique de Berlin, où le héros déambule au milieu des immeubles gris et sombres. Portrait au vitriol de la société allemande quelques années avant la prise de pouvoir par Hitler. En fin de compte, malgré l’aspect très daté des situations, le roman reste très actuel, voire même nous fait écho dans nos crises actuelles, ainsi cette réflexion à propos d'une manifestation réprimée : "Des policiers à cheval attendaient derrière le barrage l’ordre de donner l’assaut. Des prolétaires en uniforme, coiffés de casques à mentonnière, attendaient des prolétaires en civil. Qui les poussait les uns contre les autres ?" Je pense aussi à la scène du magasin où Fabian vole au secours de la fillette accusée de vol. Ou à l'hébergement qu'il propose à un vieil inventeur sdf.qui lui avoue ; « J’aime la vie [...]. Je ne l’aime que depuis que je suis pauvre. Parfois, je pourrais mordre de joie dans le soleil ou l’air qui souffle dans les parcs. Savez-vous à quoi cela tient ? Je pense souvent à la mort, qui le fait aujourd’hui ? Personne n’y pense. On se laisse surprendre par elle comme par une collision ferroviaire ou toute autre catastrophe imprévue. Les gens sont devenus bêtes. Je pense chaque jour à elle, car elle peut chaque jour me faire signe. Et, parce que je pense à elle, j’aime la vie. C’est une merveilleuse invention, et pour ce qui est des inventions, je m’y connais.

Un des grands livres de l’après-guerre de 14 par un auteur lucide, dont les livres furent brûlés par les nazis, mais qui choisira de ne pas fuir l’Allemagne pour autant. Il se contenta d'écrire des livres pour la jeunesse, avant d'être interdit de publication. On aimerait voir traduire son "Journal"
Très belle postface de la traductrice.

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Magistral

10 étoiles

Critique de Bookivore (MENUCOURT, Inscrit le 25 juin 2006, 42 ans) - 29 juin 2023

Je ne connaissais, d'Erich Kästner, que deux livres, tous deux pour la jeunesse, et que j'avais lus enfant : "Emile et les détectives" et "Les Gens de Schilda". La découverte de ce roman se passant pendant la république de Weimar (juste avant l'arrivée au pouvoir des nazis ; la période dite de Weimar se finira avec une Allemagne dans une très très mauvaise passe, récession économique, marasme suite à la défaite de 14/18, etc, ce qui amènera les nazis au pouvoir) a été une vraie découverte, justement, grâce à la critique principale de Cyclo, ci-dessus. Quel roman ! Parfois drôle, parfois empreint d'une profonde mélancolie, parfois absurde, c'est un classique méconnu, à lire absolument et, une fois qu'on l'aura lu, à relire tout aussi absolument.

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