Échapper de Lionel Duroy

Échapper de Lionel Duroy

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Poet75, le 20 janvier 2020 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans)
La note : 9 étoiles
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En quête

Vers la fin de ce roman, à la page 240 de l’édition J’ai lu, Augustin, son narrateur, après avoir lu une lettre que lui a envoyée sa fille Coline lui expliquant qu’elle commence à comprendre les raisons de son séjour en Allemagne du Nord, dans le Schleswig-Holstein, lui répond mentalement que, pour bien faire, pour parvenir à partager tout ce qui lui arrive, il lui faudrait écrire tout un livre. Or ce livre, c’est précisément celui qui a pour titre Échapper. Il est là, entre nos mains, nous le goûtons, nous le savourons, car c’est un admirable roman, une merveille de littérature, un récit simple et beau qui, dès les premières pages, va droit jusqu’au cœur.
Nous savons, nous les lecteurs, qu’Augustin, qui est probablement l’alter ego de Lionel Duroy, l’auteur du roman, est allé vivre à Husum, dans le Schleswig-Holstein, pour tâcher de se guérir de sa rupture d’avec Esther, femme avec qui il a vécu pendant une vingtaine d’années. Mais le but du voyage est double. Si Augustin s’est décidé à quitter la France pour l’Allemagne, c’est aussi, et peut-être surtout, pour retrouver les lieux qui ont inspiré l’écrivain allemand Siegfried Lenz (1926-2014) pour son roman intitulé La Leçon d’allemand. Publié en 1968, ce livre raconte l’histoire d’un peintre, Max Ludwig Nansen, à qui, durant la période nazie, il a été notifié une interdiction de peindre. Trop occupé par ses nombreuses tâches, le policier en charge de la surveillance, qui, quoi qu’ayant noué une amitié avec le peintre, considère que son devoir l’emporte sur ses sentiments, donne mission à son fils, le jeune Siggi, qui aime passer son temps dans l’atelier de l’artiste, de veiller à la stricte application de l’injonction. Or Siggi, plutôt que d’obéir à son père, se fait le complice du peintre, celui-ci persistant à exercer son art tout en ne réalisant que des œuvres de petites tailles qu’il peut facilement dissimuler.
Le contexte tragique ou oppressant du roman de Lenz ne rebute pas Augustin, au contraire. Il se trouve si bien dans ce livre, il s’attache si fort aux personnages qu’il a le souhait d’habiter, en quelque sorte, dans le roman et, éventuellement, de lui donner une suite. Il le dit clairement au début d’Échapper, il se sent si bien dans le roman de Lenz qu’il voudrait y trouver refuge. Il part donc sur les traces des lieux décrits dans La Leçon d’allemand, en particulier la maison aux quatre cents fenêtres qu’est censé habiter le peintre. Est-elle réelle, cette maison, ou a-t-elle été imaginé par Lenz ?
En vérité, alors qu’il était parti pour vivre dans un roman, Augustin est rattrapé, si l’on peut dire, par la vie réelle. D’abord parce que sa quête le conduit sur les traces d’un peintre qui, lui, a réellement existé et dont le romancier Siegfried Lenz s’est inspiré pour son livre. Ce peintre, c’est Emil Nolde (1867-1956), qui vécut, en effet, dans cette région du Schleswig-Holstein, et que les nazis considérèrent comme un peintre dégénéré, bannissant dès lors ses œuvres des musées et lui interdisant de peindre. Les recherches d’Augustin le conduisent donc de plus en plus sur les traces de Nolde, plutôt que sur celles de Nansen, le peintre fictif. Car, si Lenz s’est appuyé sur l’histoire réelle de Nolde, il l’a, bien évidemment, réinventée pour les besoins de son roman. Augustin, qui, comme il le dit à sa logeuse, veut retrouver « un endroit [qu’il] a découvert dans un livre et [qu’il] rêve d’habiter », découvre, en vérité, une histoire à la fois semblable et différente. Emil Nolde diffère beaucoup de Max Ludwig Nansen, y compris dans l’attitude adoptée par rapport aux nazis. Si Nansen, dans le roman, se paie le luxe de les traiter d’idiots, Nolde, lui, préfère tenter de les fléchir ou de les amadouer. Pour Augustin, qui cogite beaucoup sur ces questions, le jugement ne va pas de soi : Nolde lui apparaît comme un mendiant et, dit-il, « je ne jetterai jamais la pierre à ce mendiant-là. » Et que faut-il penser du peintre qui, à la fin de sa vie, après la mort de sa femme, de sa fidèle compagne, ne s’en résout pas moins à épouser Jolanthe Erdmann, le 22 février 1948, alors qu’il a l’âge d’être son grand-père, voire même son arrière-grand-père ?
Or, tandis qu’Augustin s’interroge, sans le juger, à propos du peintre Emil Nolde, lui-même s’engage dans une histoire sentimentale avec Susanne, une femme qu’il a rencontrée, dont il sait qu’elle est mariée, mais qui l’a aussitôt séduit par sa beauté et sa tendre présence. Susanne elle-même, tout en se donnant à Augustin sans en éprouver de remords, affirme qu’elle n’en reste pas moins attachée à son mari et qu’il n’est donc pas question de le quitter. Peut-on aimer deux hommes à la fois ? Pas question de jugement, encore moins de condamnation. Augustin/Lionel Duroy écrit les pages les plus belles, les plus touchantes, sur cet amour qui, s’il doit demeurer secret, trouve sa force et son épanouissement dans l’acte de créer. Peindre et faire l’amour, écrire un roman et faire l’amour… « Quand je n’écris pas, dit Augustin à Susanne, il me semble que la vie continue sans moi, que je la regarde passer sur le fleuve depuis la berge. Il n’y a qu’en écrivant que je parviens à l’attraper, que je la fais exister… alors aussitôt surgit le désir. De manger, de faire l’amour. Je ne sais pas comment font les gens qui n’écrivent pas. » (page 250).

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