Sibérienne de Jesús Díaz

Sibérienne de Jesús Díaz
(Siberiana)

Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Cyclo, le 5 janvier 2018 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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Noir et Blanc

Il y a sans doute deux Sibéries, celle du bref été (pendant lequel un certain nombre d’écrivains français, dont Dominique Fernandez, Danièle Sallenave, avaient fait le voyage en transsibérien il y a quelques années et l’avaient relaté sur France culture et dans des livres : "Transsibérien", Grasset, 2012 et "Sibir. Moscou-Vladivostok", Mai-Juin 2010, Gallimard, 2012, pour les deux auteurs précités) et celle du long et dur hiver que Sylvain Tesson nous relata récemment. C’est cette dernière qui est sans doute la vraie Sibérie, comme la vraie Laponie, le vrai Alaska, le vrai Groenland se mesurent par l’hiver polaire.

Comme toujours, la fiction permet souvent de mieux appréhender ce dernier, car on le vit au travers de la chair et de la pensée des personnages à qui on peut s’identifier. La quatrième de couverture du roman de Jesús Diáz, Sibérienne, nous dit : "Au début des années quatre-vingt, un apparatchik de La Havane, cherchant à surprendre ses collègues de Moscou, a soudain une idée qui lui semble fort originale : si les Russes ont été capables d'envoyer un homme dans l'espace, eux, les Cubains, vont expédier un Noir en Sibérie. Voici comment le jeune journaliste Barbaro Valdés quitte un jour son île tropicale et se retrouve, une semaine plus tard, par - 50°, aux confins de la taïga. Il est censé écrire une série d'articles sur les vastes projets de développement entrepris par le grand frère soviétique dans cette partie de la planète. Mais très vite, la couleur des yeux de son interprète, la belle Nadejda Chalamov, l'intéresse plus que les pipe-lines et les chemins de fer qu'on lui montre. Pour gagner l'amour de cette femme - un amour aussi intense que le paysage sibérien -, Barbaro ira bien au-delà des frontières idéologiques, culturelles, et jusqu'au bout de lui-même : au milieu des plaines infinies, il sera le fils noir du soleil des Caraïbes qui s'attache à jamais au cœur blanc de la neige".

En fait, Bárbaro Valdés, journaliste noir, souffre d’être encore "vierge" à vingt-cinq ans, un comble en pays tropical, et se sent un homme "incomplet". Après une enfance misérable, il été recueilli à quatorze ans par sa tante Lucinda, maîtresse d’un homme surnommé le Général, ce qui lui permet de faire des études et de vivre dans un certain confort, non sans souffrances (le dit Général le viole régulièrement). Il se révèle impuissant dans ses tentatives avec les femmes. Aussi, lui qui n’est jamais sorti de son île, il saisit cette opportunité de cette proposition de reportage sur la construction du Baïkal-Amour-Magistral (BAM), en rêvant qu’il va enfin pouvoir "pénétrer" dans une femme. Mais en attendant que son vœu se réalise, il est plongé dans ce qu’on peut qualifier d’enfer. Il n’a jamais pris l’avion et le déplacement La Havane-Moscou en passant par le pôle Nord le rend malade. Mais ce n’est encore qu’un purgatoire, à côté de l’enfer glacé de la vie dans les campements volants des travailleurs du chantier, de la multitude de vêtements qu’on doit enfiler les uns sur les autres pour ne pas geler sur place, de l’impossibilité de se laver pendant des semaines, de la puanteur et de la promiscuité dans les wagons-dortoirs, et où de plus il se découvre l’étranger absolu : on n’y a jamais vu un Noir ("Mais quand même, elles étaient blanches, et y avait-il un seul blanc en ce monde qui, au plus profond de son cœur, ne soit pas raciste ?", pense-t-il, et lui-même ne vexe-t-il pas son compagnon de voyage "Bouriate" en le traitant de "Chinois" ?). Et quand il croit enfin arriver au paradis des bains publics de Primarievskoié, il découvre le feu intense des étuves et saunas, de la flagellation avec une branche d’eucalyptus. Mais il y a Nadejda, sa guide-interprète russe dont il est tombé amoureux.

Pourra-t-il vaincre ses préjugés (y compris sa peur de l’impuissance) et ses blessures anciennes pour avouer son amour et le réaliser, car "Oui, tomber amoureux de quelqu’un quand un monde vous sépare était une chose impossible, elle n’était pas née pour la chaleur ni lui pour le froid", se dit-il quand il envisage même de la ramener avec lui à Cuba ? L’arrivée du printemps sera peut-être l’occasion rêvée, le spectacle de l’Angara en débâcle et des blocs de glace qui se fracassent sous la montée des eaux va-t-elle le libérer lors de son ultime promenade avec Nadejda ? Il va enfin pouvoir constater que "Dieu était une femme, il était elle, et lui l'avait connue, et personne ne pourrait rien lui reprocher. Ni Chango, ni Sainte Barbara, ni son père, ni le Général, ni le dieu des Russes lui-même. Il avait gagné le droit de reposer en paix, le dos contre la terre et le visage tourné vers les constellations".

Ce roman, placé sous le signe des quatre éléments ("Air" pour le voyage en avion, "Terre" pour la vie dans les campements, "Feu" pour la virée dans les bains publics et la soûlerie monumentale qui s'ensuit, "Eau" pour le printemps et l’amour), m’a emballé. Notre héros va se révéler à lui-même, tout en allant au bout du monde : il devra affronter ses démons intérieurs tout autant que les défis de la sibérianité (le grand froid sans doute, mais aussi le changement radical de mode de vie et... la vodka) et constater qu’on est toujours l’étranger de quelqu’un. Un très grand roman, remarquablement rendu en français par le regretté François Maspero.

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