L'insurrection de l'âme : Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex de Raphaël Confiant

L'insurrection de l'âme : Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex de Raphaël Confiant

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Cyclo, le 29 novembre 2017 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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Frantz Fanon ou la pensée en actes

La vertu surnaturelle de la justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s’il y avait égalité. (Simone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1966)

Raphaël Confiant, écrivain martiniquais, constate qu’aujourd’hui Frantz Fanon est un peu oublié, voire même occulté, notamment par l’affligeante intelligentsia française, plus préoccupée de parader à la télévision et dans les médias, plus avide de pouvoir et d’argent, que de se comporter comme des intellectuels, et donc de "produire du savoir d'une part et s'engager dans la transformation de sa société vers plus d'équité sociale et de liberté d'expression d'autre part". Frantz Fanon est tout de même l’auteur d’un des livres-phares du XXème siècle, "Les Damnés de la terre", précédé d’une préface cinglante de Sartre. J’ai eu le bonheur de découvrir ce livre quand j’étais étudiant, et dans la foulée, j’ai lu aussi le formidable "Peau noire, masques blancs", qui démonte magistralement la manière dont la colonisation a aliéné les noirs.

Aussi, pour rappeler la vie et l’œuvre de Fanon aux jeunes générations, Raphaël Confiant a choisi la forme d’une autobiographie imaginaire, romancée si l’on veut, puisqu’il y a des dialogues forcément inventés, de manière à pouvoir être lu par le plus grand nombre. Il rappelle que Fanon, âgé de dix-huit ans, s’évada de la Martinique vichyste pour s’engager dans les forces de la France libre, il fut d’ailleurs médaillé de la seconde guerre mondiale par le colonel Salan (ironie du sort, celui qui fut un des bourreaux du peuple algérien en lutte), puis qu’il fit des études de médecine et de psychiatrie à Lyon. Nommé à Blida, il introduisit chez les patients musulmans les méthodes nouvelles de social-thérapie et de psychothérapie institutionnelle dans le milieu hostile des chefs de service formatés aux électrochocs, camisoles de force et chaînes qu’on imposait aux aliénés. Très rapidement, il prit fait et cause (d’abord en secret) pour les rebelles algériens, devint un compagnon de route des indépendantistes, finit d’ailleurs par démissionner (il aurait sans doute été assassiné comme bien d’autres intellectuels engagés, et fut d’ailleurs frappé par plusieurs attentats qui le visaient) et par s’engager directement avec eux, devenant algérien, aussi bien comme médecin soignant les blessés que comme penseur et représentant officiel du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de diverses instances, notamment panafricaines. Une leucémie myéloïde eut raison de lui, malgré des soins à Moscou d’abord, puis à l’hôpital de Bethesda, aux États-Unis, où il mourut en 1961. Son corps fut rapatrié à Tunis, puis convoyé au-delà de la frontière pour être enterré, selon ses vœux, en terre algérienne. Il y repose désormais dans le cimetière des martyrs
de la guerre d’indépendance.

C’est ce parcours étonnant (une insurrection de l’âme, comme l’indique le titre complet du livre : L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, Caraïbéditions) que Confiant relate dans une construction très originale, éclatée, avec de nombreux retours en arrière, puisqu’on commence par les scènes de l’hôpital où Frantz Fanon allait mourir. Il est très affaibli, son dernier livre, Les Damnés de la terre, dicté dans l’urgence, vient d’être publié par Maspéro, et aussitôt saisi par la justice, mais un exemplaire lui en parviendra juste avant sa mort.

Fanon fut toute sa vie exigeant, intransigeant, même. On le voit donc à l’œuvre, aussi bien dans ses jeunes années martiniquaises que pendant la guerre (où il est profondément choqué par le blanchiment par De Gaulle du défilé de la victoire, les soldats marocains et sénégalais en étant écartés), puis dans ses années d’étude, où il s’abreuve tout autant de philosophie (il suit les cours de Merleau-Ponty) que de médecine. L’arrivée en Algérie en 1953 fut pour lui le choc décisif. Il y rencontre une population "indigène" déshumanisée, aliénée, abrutie (et pas seulement les "fous" dont il doit s’occuper) par le système colonial et le racisme institutionnalisé. Il apprend rapidement le massacre de Sétif en 1945, totalement occulté par les pouvoirs publics, et dont les séquelles se retrouvent chez ses malades. Il va se balader dans les quartiers (quasi bidonvilles) indigènes, ce qui le rend suspect aux yeux de ses confrères, de la police puis de l’armée (car Fanon appelait aussi à l’insoumission contre cette guerre qui ne disait pas son nom, et enrageait de voir les jeunes appelés antillais venir renforcer l’armée française). Car, après la Toussaint 1954, la guerre s’installe (intitulée "pacification" !), avec son cortège d’attentats d’un côté, de représailles sanglantes de l’autre (arrestation arbitraires, torture institutionnalisée, bombardements au napalm, villages entiers détruits...).

L’auteur produit un texte qui nous happe, nous faisant vivre de l’intérieur la pensée en action de Fanon, avec un luxe de détails et de références à ses nombreux textes (notamment les articles qu’il écrivit pour des revues de psychiatrie). Il met ainsi en perspective un itinéraire hors du commun. Celui d’un des plus grands intellectuels engagés de l’après-guerre et Sartre ne s’y est pas trompé. Et en même temps d’un être humain d’une qualité exceptionnelle, ne pouvant accepter de vivre dans le mensonge et le déni. Il avait bien tenté de revenir en Martinique en 1951, une fois ses études terminées, mais il fut écœuré par ses collègues médecins et leur mépris des pauvres, aussi bien que par la petite et grande bourgeoisie de couleur, prête à toutes les compromissions pour conserver les quelques privilèges que la métropole voulait bien leur octroyer. La violence coloniale était pourtant encore là et Fanon aurait bien voulu innover en matière de psychiatrie adaptée à la situation, ce qu’il put faire en Algérie, pendant quelques années, en réorganisant complètement son service, en écoutant les malades, en y créant un café maure, du chant, du théâtre.

On se dit, en achevant le livre, que Fanon et son intégrité nous manquent cruellement aujourd’hui. Dans le vide intellectuel et politique sidéral où nous baignons, il nous aiderait à mieux comprendre notre monde, à mieux saisir les mécanismes du néo-colonialisme, le problèmes des migrants, le terrorisme même. À pointer du doigt les méfaits de la télévision et des grands médias, du libéralisme et de la mondialisation, de la technologie triomphante. Lui qui appliquait à la lettre la phrase citée en exergue de Simone Weil, il aurait peut-être plus de mal aujourd'hui, dans un monde où l’être humain est oublié, voire nié ; il écrivait : "Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me sens solidaire de son acte".

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