Le cruel destin d'une femme remarquable

L’histoire de Lilli Jahn est bouleversante et tragique. Je l’avais découverte lorsqu’elle a été publiée en Allemagne sous le titre "Mein verwundetes Herz : Das Leben der Lilli Jahn 1900-1944" (le titre français a ici pris quelques libertés avec la traduction littérale).

Lilli Schlüchterer est une femme remarquable et digne qui mérite d’être mieux connue. Issue de la bourgeoisie de Cologne, Lilli devient médecin avant d’épouser, en 1926, Ernst Jahn, un protestant qui lui donnera cinq enfants. Lilli est une belle et joyeuse jeune femme qui aime l’art, les voyages et la vie. Son mari l’aime mais c’est un faible qui erre de dépression en dépression. Les lois raciales nazies et les persécutions potentielles dont sa famille pourrait être la victime à cause des racines juives de Lilli lui font demander le divorce. Parallèlement, Ernst Jahn s’est entiché de son assistante, une jeune femme catholique engagée pour remplacer Lilli au travail, celle-ci ne pouvant plus exercer la médecine parce qu’elle est juive. Sa maîtresse lui donnera un enfant. C’en est fini de Lilli. Le divorce est prononcé, elle doit déménager avec ses enfants, elle perd toute couverture sociale avant d’être arrêtée et emmenée à Breitenau dans un camp de travail. L’issue finale sera Auschwitz et son sinistre camp de la mort qui aura raison de Lilli Schlüchterer en deux mois, en juin 1944.

Martin Doerry, qui est rédac’chef adjoint au Spiegel, a eu connaissance des nombreuses lettres de sa grand-mère lorsque celles-ci furent découvertes dans le grenier de la maison du fils aîné de Lilli, Gerhard Jahn (ancien ministre de la Justice sous Willy Brandt), en 1998, lorsqu’il meurt ayant gardé jusqu’au bout cette correspondance secrète à ses soeurs. Au total, 250 missives écrites par Lilli à ses enfants que Doerry a analysées et décryptées, avant de leur adjoindre 300 autres lettres échangées entre Lilli, ses amis et sa famille.
Grâce à cet émouvant travail de compilation, c’est la vie de Lilli qui s’offre à nos regards, ainsi que celle d’un pays aveuglé par l’horreur, d’une population locale hésitant entre pouvoir en place et sentiments personnels, l’absurdité des lois raciales et le fameux courage de ces cinq enfants qui ont dû se débrouiller seuls.
Doerry explique sa démarche, difficile sur le plan émotionnel mais indispensable pour accorder enfin à sa grand-mère la paix à laquelle elle a droit.
"Le sort de Lilli n'a pas été dissimulé. Mais son histoire est toujours restée floue et incompréhensible". Le traumatisme de l'horreur frappait d'un interdit tacite tout questionnement à ce sujet. "Or ce tabou prévalut durant des décennies dans nombre de familles, tant de victimes que de bourreaux, et ne perdit en force et en signification que dans les années quatre-vingt-dix."

Cette biographie composée de correspondances est émouvante et édifiante. La sincérité et l’amour de cette femme pour ses enfants, qui le lui rendent bien, rendent encore plus cruelle la séparation forcée qui fut la leur. Lilli réussit à leur écrire du camp, elle leur raconte sa vie, c’est déchirant, on devine les mensonges pour ne pas inquiéter les petits, on apprécie ses encouragements envers sa fille aînée, Ilse, qui a désormais toute la famille à charge et n’a même pas quinze ans.
Les quatre filles Jahn-Schlüchterer partiront vers la Grande-Bretagne en 1948, rejoindre leur tante partie pendant la guerre.

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  "À tout de suite, les enfants" [Texte imprimé], le destin tragique de Lilli Jahn (1900-1944) Martin Doerry trad. de l'allemand par Bernard Kreiss

  de Doerry, Martin Kreiss, Bernard (Traducteur)
  Albin Michel / Hors collection
  ISBN : 9782226142245 ; 0,87 € ; 04/02/2004 ; 368 p. ; Broché

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