L'arme à l'oeil : Violences d'état et militarisation de la police de Pierre Douillard-Lefevre

L'arme à l'oeil : Violences d'état et militarisation de la police de Pierre Douillard-Lefevre

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Cyclo, le 20 septembre 2016 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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le meilleur des mondes

je viens d'achever le bref mais terrifiant livre de Pierre Douillard-Lefevre, L'arme à l'œil : violences d'État et militarisation de la police (éd. Le bord de l'eau, 2016). Au moment où un autre homme a encore perdu un œil lors de la dernière manifestation contre la loi travail, cette lecture n'est pas inutile. Quand Rémi Fraisse est mort à Sivens, ce n'était ni une « bavure », ni un « accident » : c'était la conséquence du processus de militarisation de la police, dont l'impunité n'est plus à démontrer, comme en témoigne ce livre (extraits plus bas).

L'auteur nous annonce dès son introduction qu'en 2007, "je perds l'usage d'un œil, touché par un tir de lanceur de balles. [...] L'actualité ne tarissant pas de surenchère policière, ni la cascade de blessures, mutilations et décès causés par la police, ces pages ne sont donc qu'une annonce qu'il nous faudra compléter collectivement". La nouvelle doctrine du maintien de l'ordre semble en effet être de blesser (ou tuer) un, de manière à anesthésier les velléités de résistance des autres afin de terroriser les populations. Le livre explore toutes les faces de cette sécurisation forcenée du territoire qui, avouons-le, n'a d'ailleurs en rien empêcher les attentats, mais par contre, qui s'avère efficace pour contrer les opposants de toutes sortes, qu'il soient contre le nucléaire, le barrage de Sivens, l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ou simplement la loi travail. Museler toute contestation écologique ou politique, voilà le nouveau programme du gouvernement !

Quelques extraits du livre :

"Les communicants entrent en jeu. Il faut produire du bruit pour atténuer le caractère insupportable de la situation, suspendre le temps. Il faut multiplier les insinuations, essayer de salir à titre posthume le défunt [Rémi Fraisse], suggérer qu'il est peut-être responsable de sa propre mort, notamment par une tentative pathétique de semer le doute sur le contenu d'un sac à dos.

Tout est fait pour réduire à néant les protestations, étouffer les braises. Les policiers ont carte blanche : arrestations préventives de masse, charges sans sommation, places cadenassées. [...] Par un retournement de situation qu'on croirait sorti de l'imagination d'Orwell [l'auteur de l'anti-utopie 1984], le rapport [du 28 mai 2015, commandé par le gouvernement] préconise l'arrestation préventive des individus considérés "suspects", afin de les empêcher de manifester, dans la continuité directe de la loi de renseignement. C'est un écho évident aux célèbres "lois scélérates" de la fin du XIXe siècle, qui réprimaient le mouvement libertaire.

Les attentats du 11 septembre 2001 avaient permis d'étouffer les voix du monde entier qui s'élevaient contre le déchaînement policier à grande échelle comme quelques semaines plut tôt, sur les manifestants de Gênes, en Italie. […] Le choc qui suit les attentats consacre la décomplexion absolue d'un pouvoir socialiste qui parachève l'avènement d'un état policier. Cet épisode témoigne aussi de la sidération d'un peuple qui avait communié dans l'anti-sarkozysme et qui, depuis la victoire socialiste aux élections, s'apercevra beaucoup trop tard que les nouveaux maîtres vont plus loin encore que leurs prédécesseurs dans la terrible offensive policière, patronale et raciste.

Le LBD 40 [Lanceur de Balles de Défense] donne la certitude à celui qui l'utilise de pouvoir atteindre précisément sa cible. Ses utilisateurs ne s'en privent pas : les tirs au visage se multiplient immédiatement après son attribution. La France ne comptera bientôt plus une région – y compris d'Outre-mer –, plus une métropole, exemptes d'individus blessés gravement par ces armes. […] En quelques années, les balles en caoutchouc de ces deux armes à feu auront frappé des milliers de personnes et en auront mutilé définitivement plusieurs dizaines. […] La cadence des blessés graves s'accélère au rythme des plaintes classées, des affaires étouffées et de l'omerta médiatique. Dans l'immense majorité des cas, les tireurs restent impunis. […] les affaires connues ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Beaucoup de blessés préfèrent se taire, n'ayant pas les soutiens nécessaires, la force ou les capitaux pour porter plainte – le droit étant l'une des marchandises les plus excluantes – contre une institution toute puissante et capable de les broyer.

Septembre 2012, à Montpellier. Avant un match de football, Florent, habitué des tribunes, sirote un verre dans une buvette aux abords du stade de la Mosson. Non loin de là, la Brigade Anti Criminalité s'est lancée à la poursuite d'un supporter suspecté de porter un fumigène. [...] les policiers matraquent ceux qui se trouvent sur leur passage. Ils jettent une grenade de désencerclement et tirent au Flash Ball. Florent reçoit la balle dans le visage, alors qu'il est assis devant son verre. Il perd son œil. […] Les supporters constituent pour la police une masse généralement hostile qu'il faut canaliser, une plèbe à domestiquer, et donc un laboratoire de technique de contrôle des foules. […] Ces dernières années, à Montpellier et Lyon, deux hommes ont perdu un œil en marge d'un match, alors qu'à Nantes, un supporter bordelais est touché en pleine tête par un tir de Balles de Défense. […] Les grands événements sportifs doivent servir à distraire : domestiquer la plèbe et écraser ceux qui gâchent la fête, comme en témoignent la répression féroce subie par les opposants à la Coupe du monde qui s'est tenue au Brésil en 2014...

Les individus blessés par la police ne sont pas que des chiffres, des dossiers ou des articles dans la presse. Ce sont des vies percutées par la force de l'ordre, une mosaïque de parcours très différents, les nouvelles gueules cassées du monde occidental. [...] mains arrachées, boîtes crâniennes fracturées, yeux éclatés. Ce sont les dommages collatéraux de décennies de surenchère sécuritaire. […] Les lanceurs de Balles de Défense réintroduisent une logique de guerre en prétendant maintenir l'ordre. Si ce nouvel arsenal tue moins, il possède la même vocation : mutiler et terroriser.

De la même manière que l'arsenal sécuritaire est toujours justifié par un cas exceptionnel afin de se généraliser, l'armement accru de la police doit toujours être expérimenté à petite échelle avant d'être utilisé contre tous. […] Les "laboratoires" que la police française a sélectionnés pour s'exercer à la gestion démocratique des foules indiquent les populations que la République considère comme indésirables, indisciplinées. […] Ces périphéries constituent depuis plusieurs décennies des zones de relégations, où la présence de l'État se réduit souvent à la police qui vient tenter de discipliner les corps et tester ses dernières trouvailles. […] L'écrasante majorité des blessures graves causées par l'arsenal policier le sont dans les quartiers pauvres et sur des individus non-blancs. […] Ce n'est pas par hasard que les partisans de l'ordre nomment indistinctement zones de non-droit, les périphéries des métropoles et les ZAD. L'État désigne ses ennemis de l'intérieur. […] la police française a fait ses armes en écrasant les luttes contre l'aménagement du territoire, et en particulier contre les dynamiques anti-nucléaires, très puissantes dans les années 1970.

Expérimenté dans des quartiers ciblés, contre des lycéens et sur les ZAD – mais aussi utilisé dans les zones d'ombre de la République, comme les prisons et les Centres de Rétention -, le Lanceur de Balles de Défense, comme le reste de l'arsenal policier, se généralise. Conçue pour discipliner les pauvres et les indomptés, cette arme élargit son périmètre destructeur et touche un public de plus en plus hétérogène. […] Les laboratoires de l'arsenal policier et l'utilisation des nouvelles armes ont également une vocation commerciale : elles sont un brevet à l'exportation. [...] « Si Israël vend des armes, les acheteurs savent qu'elles ont été testées », déclarait le ministre de l'Industrie israélien, Ben Eliezer".[ces derniers les testent sur les Palestiniens]

Tout va bien donc, puisque c'est bon pour le commerce : on exporte des armes ; on les a au préalable testées en réel, on forme à leur usage les policiers des pays du tiers-monde (notamment des ex-colonies françaises, mais pas que) qui peuvent ainsi mater les contestataires et les opposants, pour le plus grand bien de nos amis dictateurs.

Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme disait Pangloss !

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