Le marchand de premières phrases de Matéi Visniec

Le marchand de premières phrases de Matéi Visniec
(Negustorul de inceputuri de roman)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 19 août 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Un roman jubilatoire sur la création littéraire, foisonnant et débordant d’inventivité

Matei Visniec, qui vit entre la France et la Roumanie, est surtout connu comme l’un des plus brillants dramaturges roumains contemporains, dont la profondeur tragique teintée d’humour caustique et absurde oscille entre Ionesco et Kafka. Il est également poète et auteur de plusieurs romans, dont cet enthousiasmant « Le marchand de premières phrases » publié en début d’année 2016. Impossible à résumer (ce qui tombe bien car on m’a quelquefois fait le reproche – justifié – de trop dévoiler le contenu des livres que je présente sur le site), ce roman fourmille d’idées et, avec une inventivité grandiose s’appuyant sur différents styles d’écriture (poésie en vers libres, prose romanesque, roman épistolaire, etc.), déploie en parallèle plusieurs récits qui se font mutuellement écho, justifiant pleinement l’appellation de roman kaléidoscopique.

La création romanesque est au cœur du roman, qui s’ouvre sur la définition endiablée de l’art des incipit formulée par un mystérieux interlocuteur La première phrase d’un roman est le cri irréfléchi qui provoque l’avalanche… C’est l’étincelle qui déclenche la réaction en chaîne… Une première phrase n’est jamais innocente. Elle contient le germe de toute l’histoire, de toute l’intrigue. La première phrase est comme l’embryon de tous les possibles, comme un spermatozoïde chanceux, si vous voulez bien me permettre cette comparaison… Ha ha ! .

Le roman met en scène, avec beaucoup d’originalité, un écrivain confronté à l’incapacité d’écrire et décline les multiples moyens auxquels il a recours pour tenter de surmonter le vertige de la page blanche où les mots, à peine écrits, semblent doués d’une vie propre et d’une faculté de résistance à la volonté de l’auteur. Dans les premières pages, le narrateur, écrivain roumain francophone installé à Paris et noyé dans la masse de ses contemporains en soif de gloire et de reconnaissance, fait la connaissance du très mystérieux Guy Courtois, sorte de grand maître d’une confrérie secrète et mentor caché des plus grands écrivains du siècle auxquels il a fourni des premières phrases aptes à déclencher leur inspiration et à révéler la plénitude de leur génie. Le narrateur va également utiliser un système d’intelligence artificielle capable, via des logiciels paramétrables et des senseurs constitués de divers patchs, d’interpréter toutes les sensations, toutes les pensées et tous les rêves de la personne avec laquelle il est connecté pour produire des projets de récits adaptés à sa sensibilité d’écrivain. Dès lors, le roman va peu à peu se ramifier en récits parallèles et imbriquer dans sa trame poèmes, lettres, récits en rêve, récits dans le récit, etc. jusqu’à égarer le lecteur dans un labyrinthe de personnages, de situations et d’univers vaguement inquiétants, où le réel devient mouvant et s’estompe. Mais Visniec va bien au-delà d’une interrogation sur les affres de la création : il aborde, pêle-mêle et avec une ironie décapante, de multiples thèmes comme l’américanisation du monde et l’hégémonie culturelle hollywoodienne, le progrès scientifique et technique et ses multiples conséquences, les rapports humains, la naissance et la mort du sentiment amoureux, la déliquescence et la renaissance de la littérature roumaine, etc. La fin du roman, absolument extraordinaire, bascule même dans la métaphysique.

La complexité du roman, qui rappelle celle du Manuscrit trouvé à Saragosse, est maîtrisée avec une virtuosité dans l’art de l’ellipse et l’enchevêtrement des récits courts qui m’a fait songer à Buzzati, Matheson, Bradbury et Philip K Dick. Ces dernières références ne sont pas anodines car le roman de Visniec assume, sans qu’on puisse néanmoins le réduire à ces seuls aspects, une double dimension de roman fantastique et d’anticipation. En effet, outre l’onirisme des récits en rêve et le don d’ubiquité de plusieurs personnages mystérieux, le pacte que passe le narrateur avec Guy Courtois présente des aspects faustiens, comme si l’auteur était tenté par un diable séducteur lui proposant le moyen d’obtenir à coup sûr un succès public et critique. Par ailleurs, les multiples récits s’emmêlent comme des univers parallèles reflétant, de manière plus ou moins déformée, notre univers quotidien nimbé d'une lumière irréelle et l’ordinateur d’aide à la création de textes, capable de s’interroger sur lui-même et sur l’essence des textes qu’il produit à partir de l’inspiration d’un écrivain velléitaire, ressemble, pour moi, à un croisement entre Hal, dans 2001, et Samantha, l’intelligence artificielle du film de Spike Jonze intitulé « Her » (sorti en 2013), qui représentait les liens d’empathie, allant jusqu’à des sentiments amoureux, qui se tissaient entre des individus et des systèmes d’IA capables d’imiter toutes les nuances du comportement humain… Néanmoins, il ne s'agit ici en aucun cas de science-fiction : Visniec (tout à l'opposé de Villiers de l'Isle Adam dans l'Eve future par exemple) ne perd pas de temps à tenter de décrire la machinerie interne de ses artifices technologiques et se consacre uniquement aux relations entre les personnages et à leurs motivations psychologiques, avouées ou inconscientes. Il s'agit bien, avant tout, d'un roman sur le roman et d'une vertigineuse mise en abîme du processus d'écriture.

Le roman, notamment via les dialogues entre Guy Courtois et le narrateur, multiplie les références littéraires et cinématographiques et les clins d’œil érudits (Proust, Beckett, Kafka, Camus, Jules Verne, etc.), en évoquant de manière amusante les différentes stratégies possibles pour capturer l’attention du lecteur. Certaines allusions sont plus implicites et attisent la curiosité du lecteur en suscitant de nombreuses réminiscences de lecture (par exemple, le récit mettant en scène un homme seul perdu dans une ville brutalement désertée de tout être vivant est traité comme dans une nouvelle de Richard Matheson mais reprend également le thème d’un recueil de poèmes de Matei Visniec). Via les divers récits parsemés d’allusions à d’autres auteurs, Matei Visniec esquisse en creux une sorte de théorie générale du roman et de l’art d’écrire et propose, en miroir, un double portrait décapant des milieux littéraires dans le monde occidental, rongé par l’obsession du succès et les mécanismes de la société de consommation, et dans les sociétés communistes, avec une longue évocation de l’Union des écrivains, teintée d'une pointe de nostalgie pour l'effervescence intellectuelle qui animait ce lieu. Visniec, qui a souffert de la censure qui sévissait dans la Roumanie de Ceausescu, manie avec dextérité l’ironie ; il ne verse jamais dans le sordide, même dans les passages les plus sombres et les plus désespérés qui sont toujours illuminés par sa verve caustique.

L'écriture de Visniec est nerveuse. Elle ne s'encombre pas de longues descriptions psychologiques ; avec des phrases courtes, en procédant à petites touches et en épousant les monologues intérieurs de personnages évoluant dans des lieux familiers baignés d'une aura d'inquiétante étrangeté, Visniec privilégie les images et les analogies frappantes pour alimenter le cinéma intérieur du lecteur, qui ressent spontanément les désirs, les hésitations et les angoisses de personnages plein de fêlures qui sont tous à l'écoute de voix mystérieuses, qui semblent émaner d'ailleurs ou de leur inconscient... A l’instar de ses deux autres livres que j’avais commentés pour CL (« Le cabaret des mots » et « Théâtre décomposé ou L’homme-poubelle »), Matei Visniec, qui excelle dans la saynète tragi-comique (comme ici dans les quelques scènes se passant derrière les vitres du café des timides) et le récit court, ne cesse de bousculer le lecteur en l’empêchant de s’installer dans une routine, grâce à un rythme haletant qui, tout en alternant les registres et les ruptures de ton, provoque un effet de suspense. Les récits parallèles sont perpétuellement relancés et convergent progressivement vers une sorte de révélation finale, que je ne déflorerai pas et qui, d’ailleurs, n’apporte pas toutes les réponses. Visniec démontre une nouvelle fois sa capacité à multiplier les registres, passant en quelques lignes du tragique au comique ironique, souvent corrosif. On sent tout le savoir-faire de l’homme de théâtre capable de faire rebondir sans cesse une intrigue complexe et de condenser en quelques mots une formulation qui fait mouche. Dans « Le cabaret des mots » et « L’homme poubelle », Visniec ne cessait déjà de passer d’un registre à l’autre mais l’épaisseur du roman lui permet ici de jouer simultanément sur cette multitude de nuances, comme sur un immense clavier, en provoquant une frénésie jubilatoire chez le lecteur qui ne peut jamais anticiper l’évolution du/des récits. Le roman compose une sorte de mosaïque dont le motif final ne se révèle que dans les dernières pages, en laissant une très forte impression sur le lecteur subjugué par ce coup de maître !

Pour vous donner une idée du style d'écriture de Matéi Visniec, je vous recopie l'un des premiers poèmes que Mlle Ri, une femme écrivain rencontrée dans l'officine de Guy Courtois, a inspirés au narrateur :

Elle me réveille en pleine nuit
et me dit monsieur je vous interdis de me rêver nue
sans mon autorisation

je suis encore endormi, je ne sais pas comment est entrée Mlle Ri
dans ma chambre je ne sais pas comment est entrée
Mlle Ri dans mon cerveau
mais je le reconnais : j'étais justement sur le point de la rêver nue

le rêve lui-même devient petit, de plus en plus petit
il a les joues rouges, il est gêné
moi et le rêve on est comme deux élèves surpris en train de copier pendant un contrôle
ça n'arrivera plus, dis-je à Mlle Ri
ça n'arrivera plus, murmure aussi le rêve
devenu un élève modèle

bien, dit Mlle Ri, pour aujourd'hui c'est pardonné
et elle disparaît dans un numéro d'illusionnisme
qui nous laisse désappointés
tous les objets de la pièce applaudissent, la pièce applaudit
les applaudissements applaudissent, le numéro d'illusionnisme applaudit

impossible de se rendormir dans ces conditions
je risque à tout moment d'être réveillé
par le rêve qui maintenant est de son côté, il lui raconte ce que je fais
il lui envoie en temps réel des messages secrets à mon sujet
et même ce poème, à peine terminé
s'envole vers elle

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Les éditions

  • Le marchand de premières phrases [Texte imprimé], roman kaléidoscope Matéi Visniec traduit du roumain par Laure Hinckel
    de Visniec, Matéi Hinckel, Laure (Traducteur)
    J. Chambon
    ISBN : 9782330057862 ; 23,80 € ; 13/01/2016 ; 356 p. ; Broché
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