Alzheimer : La vie, la mort, la reconnaissance de Michel Malherbe

Alzheimer : La vie, la mort, la reconnaissance de Michel Malherbe

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 29 février 2016 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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La reconnaissance d'autrui, envers et contre tout.

La pensée humaine telle que nous la connaissons est un miracle, une exception incomparable, et des siècles de philosophie ont interrogé la façon dont l’homme a conquis son intelligence, la façon dont le « Je » s’est constamment renforcé en tant que fondateur de certitudes. Le point culminant de cette conquête de l’intelligence réside peut-être dans la méthode proposée par Descartes (douter d’une chose jusqu’à ce que l’on soit en mesure d’en certifier la véracité). En posant comme indubitable le fait que toute pensée implique une existence qui la soutient, Descartes fortifie la base du sujet pensant et donne indirectement à la subjectivité humaine la mission de mieux se comprendre comme être-au-monde, après avoir acquis quelque assurance dans les raisonnements. Faire en sorte de limiter nos erreurs et de ne pas être trompé par nos sens, tel est le mot d’ordre du programme cartésien, et ceci exige tout à la fois de la vigilance et de l’humilité, rien n’étant acquis tant que l’objet visé n’a pas été passé au crible d’un questionnement qui puisse en alléguer la valeur de vérité. Ainsi, que l’existence accompagne forcément la pensée parce qu’il serait incongru de douter que j’existe quand je suis en train de penser, c’est là moins une démonstration implacable qu’une intuition très recevable, mais cela suffit à faire du fameux « Je pense, donc je suis » l’une des affirmations fondamentales de la philosophie moderne, la preuve que l’homme est la seule créature à pouvoir rendre compte de son existence et à en faire quelque chose de convenable si possible. Par conséquent la conscience d’exister donne à l’homme sa grandeur et sa dignité, de même que cela nous octroie une responsabilité certaine par rapport au reste de la nature, supposément dépourvue des qualités qui sont susceptibles de nous rendre « maîtres et possesseurs » du monde.
Dans ce processus de conquête de la subjectivité et de relations optimisées avec la nature, on a souvent mis de côté les réalités moins nobles, c’est-à-dire les tempéraments démesurés, les fous, les malades, etc. On considère d’un œil bienveillant les progrès croissants de la pensée, toute régression ou résistance paraissant anecdotique. C’est même Kant qui suggère que le « Je », une fois qu’il est prononcé, marque l’impossibilité de revenir à un état où le sujet n’était encore qu’un être de sensations, enclin au désordre de ses instincts. Dans la bouche d’un enfant, le « Je » constitue non seulement l’entrée dans le registre de la pensée, mais également dans le registre de la personne humaine. Dire « Je », c’est devenir et être quelqu’un, c’est être une personne qui revendique sa singularité et qui s’apprête à participer aux modalités de l’intersubjectivité, c’est aussi être à l’occasion une personne qui va ultérieurement se chercher une personnalité. Dire « Je », en outre, c’est entrer dans l’espace de l’interaction des consciences, où chacun est susceptible d’enrichir le monde d’autrui, comme Vendredi incarne une extension du monde de Robinson, tout sauvage qu’il peut être.

Dans son livre magnifique, Michel Malherbe revient d’une manière critique sur l’ensemble des moments constitutifs de la conscience de soi. Il le fait en professeur de philosophie (qu’il fut à l’Université) dont l’épouse, Annie, est atteinte de la maladie d’Alzheimer, l’obligeant (au sens fort du devoir) à un réexamen de quelques-unes des thèses centrales concernant la construction du sujet en tant que personne humaine, à savoir comme personne dûment identifiée, solidement arrimée à l’espace-temps du quotidien.
La question principale est celle-ci : puisque l’autre ne me connaît ni ne me reconnaît plus étant donné que son « Je » a été soustrait par la maladie, qu’est-ce qui me permet de continuer à le reconnaître comme un sujet appartenant résolument et décemment à l’humanité ? Il y a une évidente violence intellectuelle dans la formulation de ce problème, cependant il faut dépasser cette impression de premier niveau afin de plutôt y déceler à la fois une question de fait (puis-je connaître l’autre qui ne se connaît plus ?) et une question de droit (puis-je reconnaître l’autre comme une personne respectable malgré la perte progressive de ses qualités humaines ?). Deux enjeux sont donc entrelacés : d’une part un processus objectif de connaissance élémentaire en tant que collecte de données purement factuelles sur le sujet malade (je fais tout est ce que je peux pour raconter la nouvelle vie de cette personne en fonction de ce qui est), d’autre part un processus subjectif de reconnaissance morale en tant que perception profonde de ce qui fait l’humanité d’une personne dont la maladie, pourtant, lui retranche la totalité de ce que la philosophie défend pour fonder la dignité d’existence (je m’efforce alors de réfléchir en fonction de ce qui devrait être et qui malheureusement n’est pas et ne sera plus). Autrement dit, la maladie d’Alzheimer anéantit la personne en fait (j’ai peu de données à collecter parce que la maladie réduit la personne au minimum de son pouvoir d’exister), mais en droit elle ne lui prend pas tout ce qui fait sa densité (il m’appartient de sauver le malade de sa condition de dépossession de lui-même en lui reconnaissant une vie dotée d’un passé, d’un présent et même d’un avenir, ce dernier fût-il un non-avenir). Dans les faits, on aurait envie de baisser les bras, de claquer la porte des instituts spécialisés en abandonnant ce malade duquel plus rien ne paraît devoir se montrer ou faire signe, mais dans le droit nous ne le faisons pas parce que nous sommes convaincus que c’est à nous de garantir la respectabilité de celui que le Mal vide inéluctablement de toute son intériorité.

Ces deux dimensions de la question sont tour à tour présentes dans le livre. M. Malherbe, en effet, propose une alternance entre des chapitres purement philosophiques et des interludes en forme de petits récits qui relatent les visites effectuées au centre médical où son épouse est domiciliée. De ce fait, le traitement philosophique est toujours substantialisé par le réel, voire appuyé par l’exemple devrait-on même écrire. On ne peut du reste lire ces pages sans être pris par l’émotion, parce qu’on y suit le travail acharné d’un professeur confronté à la caducité de certains de ses enseignements, ainsi que par l’émergence de nouveaux aspects dans quelques autres de ces mêmes enseignements. Les passages consacrés à l’impératif catégorique de Kant (formule inaugurale du devoir), dont le principe suggère que l’action qui est la mienne doit pouvoir servir de pierre de touche à l’univers tout entier, sont particulièrement significatifs dans la mesure où M. Malherbe en évoque les limites et les possibles réacheminements. Les principes de la morale kantienne sont forts, certes, mais les conditions de leur application ne nous permettent pas de ne voir que les principes incriminés. La réalité flagrante de la maladie fragilise la morale et bouscule en moi les atouts d’une personne raisonnable capable d’entendre la voix du devoir. Quelque chose de mon intention pure se volatilise quand je suis au contact du malade et que celui-ci me renvoie à ma propre incurie. En réalité, j’agis moins sur la base d’une intention pure que sur la base d’un « comme si », où l’on me jugerait plutôt par rapport aux signes extérieurs de mon action. En conséquence de quoi, ce n’est pas tant par devoir que j’agirais qu’en conformité avec un devoir. Au fond de moi je sais pertinemment que je veux sauver les apparences, aussi est-il préférable que j’agisse comme si de rien n’était, comme si je prêtais au malade tout ce qui relève de l’impératif pratique, seconde formule du devoir chez Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (cf. Fondements de la métaphysique des mœurs).

Il est maintenant un peu plus simple de comprendre que le respect d’autrui (c’est-à-dire sa reconnaissance) induit une difficulté majeure par contraste avec ce que je peux encore en connaître en dépit de sa maladie. Que j’aille voir le malade et que j’en fasse un compte-rendu circonstancié, ce n’est pas tant ce qui importe même si cela fait montre d’une attention et d’une tendresse remarquables. En revanche, que je sois franchement compétent pour voir dans l’autre ce que beaucoup n’ont plus la faculté de voir, c’est une redoutable épreuve et elle nécessite un recommencement de l’exercice philosophique quant à la notion de subjectivité et toutes celles qui y sont afférentes. C’est à ce courageux recommencement que se livre M. Malherbe dans son ouvrage, et du même coup il érige un mémorial d’humanité pour sa femme et pour tous ceux qui ont à négocier avec Alzheimer.

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Les éditions

  • Alzheimer [Texte imprimé], la vie, la mort, la reconnaissance Michel Malherbe
    de Malherbe, Michel
    J. Vrin
    ISBN : 9782711626410 ; 15,00 € ; 07/09/2015 ; 300 p. ; Broché
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