Wittgenstein : Le devoir de génie de Ray Monk

Wittgenstein : Le devoir de génie de Ray Monk
(Ludwig Wittgenstein : the duty of genius)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 25 décembre 2015 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Le devoir du génie.

En philosophie, le nom de Wittgenstein appartient à une mythologie très féconde, due à la vie assez extraordinaire de cet homme. Comme on a pu le dire des lecteurs de Malcom Lowry, et plus particulièrement des lecteurs de Sous le volcan, on dit de ceux qui ont lu Wittgenstein qu’ils forment un cercle étrange d’initiés. Autrefois timidement approchée, l’œuvre de Wittgenstein, aujourd’hui, ne manque plus de commentateurs zélés et souvent performants. Il n’est plus rare de voir des cours sur Wittgenstein dispensés à l’Université, de même qu’il est possible, en classe de Terminale, d’aborder quelques textes canoniques de ce philosophe puisqu’il est pleinement considéré dans le programme des sections générales. On peut ainsi arguer d’un regain de Wittgenstein, peut-être même d’un besoin urgent de ce qu’il a écrit, surtout en des périodes où le langage s’excite et s’éclate en paroles insensées. Sachant que toute la vie de Wittgenstein fut dédiée à la conquête de la clarté linguistique, la lecture de plusieurs de ses réflexions est la bienvenue lorsque nous entendons un peu partout fleurir les formules creuses, les « petites phrases » grotesques de la politique, les soubresauts lyriques, autant de manifestations de la langue qui croient dire quelque chose d’important, qui se veulent d’importance, alors qu’elles ne parviennent tout au plus qu’à montrer une signification, du bout des lèvres, tel un enfant qui balbutie un mot et qui montre d’un doigt tremblotant ce qu’il désigne par ce mot, n’étant pas certain du raccord entre le mot et la réalité qui doit s’y adjoindre. Voyons la situation sous un angle complémentaire : dans la bouche d’un enfant qui voit la mer et qui l’embrasse sémantiquement de tout son enthousiasme, l’exclamation « C’est la mer ! » semble aller de soi, toutefois elle ne nous dit rien de la mer en tant que telle. Cette exclamation se rapporte à une série de « jeux de langage » qui nous indique comment la mer nous apparaît quand elle suscite en nous l’injonction d’une parole.

C’est tout le problème du langage, tout ce qui distingue le dire du montrer et qui tracassa Wittgenstein sa vie durant : le langage s’évertue à vouloir dire comment les choses sont en elles-mêmes, mais il ne peut tout au plus que montrer la façon dont les choses s’inscrivent linguistiquement dans le monde, comment elles s’y rapportent et comment elles fonctionnent par rapport à d’autres choses. Je veux dire quelque chose, j’ai parfois l’illusion que j’y parviens, que je cerne mon objet, mais en réalité je suis rejeté au large de cet objet comme un bateau retardé par une tempête, je suis mis en périphérie de la définition même de ce dont je suis en train de tenir un discours. C’est pourquoi Wittgenstein abandonna progressivement l’idée fantasmatique d’une correspondance parfaite entre la structure logique de la langue et la structure logique du monde, quoique des reflets entre les deux soient perceptibles. Prise en elle-même, la réalité du monde, son essence, nous demeure profondément indicible. Les deux logiques (celles du langage et du monde) sont envisageables, mais ce serait surestimer nos pouvoirs d’expression que d’imaginer une conquête définitive de la vérité par le langage. En ce sens, la vérité incarne typiquement une construction humaine, une certaine manière de dire et de montrer, mais elle n’est pas la vérité du réel, qui nous reste voilée.
Ainsi Wittgenstein poussa la logique dans ses retranchements dans le seul ouvrage qu’il publia de son vivant, le fameux et magique Tractatus logico-philosophicus, un texte presque cabalistique à beaucoup d’égards et qui n’a jamais manqué d’alimenter des conversations secrètes, d’autant plus qu’il fut composé dans les conditions dantesques de la Première Guerre mondiale. Ce texte reconnaît les insuffisances de la logique, il affirme que la logique ne nous permet pas de déduire une connaissance du réel, cependant, plutôt que de totalement la disqualifier, il sous-entend la nécessité de la repenser, de la remettre en question philosophiquement afin d’explorer de nouveaux champs d’investigation. Par la suite, Wittgenstein s’intéressa non plus aux seules propositions de la logique, mais aux usages courants de la langue, à la manière dont le langage organise le monde et le complexifie par l’incertitude même de ses épiphanies.

Notre exposé a bien entendu conscience de sa grossièreté, de ses raccourcis, tant la pensée de Wittgenstein exige la patience et le recommencement infatigable de l’intelligence. C’est pourquoi le lecteur motivé et curieux trouvera dans cette immense biographie de Ray Monk de quoi mettre en lumière de nombreux éléments de la philosophie de Wittgenstein qui séjournent ordinairement dans l’épaisseur de quelque brouillard mythique. Cette biographie ne fait ni l’économie des détails de la vie du penseur, ni celle des points décisifs de ses conceptions propres, comme par exemple en ce qui concerne le statut indicible de la vérité ou la notion fondamentale de « jeux de langage ». On suit pas à pas le philosophe dans ses progrès, dans ses multiples relations épistolaires, dans ses hésitations aussi, et même dans ses colères, lorsqu’il se désespère de ne pas avancer, de ne pas comprendre. C’est d’ailleurs l’un des aspects incontournables du caractère de Wittgenstein : il fit de l’esprit son programme, le plus haut des programmes, et toutes les fois où il a dû rencontrer un ralentissement de son intelligence, il a ressenti une sorte de défaite de lui-même, une mélancolie radicale. Il n’y allait pas par quatre chemins dans ses ambitions : ou il atteignait la netteté, ou il valait mieux mourir.
Cette sévérité envers lui-même s’explique éventuellement par l’ambiance très sourcilleuse de sa famille, jadis très réputée en Autriche. La réussite était impérative et tout échec eût conféré à une condition indigne. Il n’empêche que la nature suicidaire de Wittgenstein ne saurait entièrement se déduire de son arbre généalogique. Son tempérament était absolu, ses recherches étaient celles de l’absolu, aussi est-il vain de vouloir le rattacher à des causes trop minces eu égard aux effets considérables de son existence. Il y a eu mille vies dans celle de Wittgenstein, et, en adaptant ce que Baudelaire écrivit au cours d’un moment de spleen, il y a dans le souvenir de la vie de Wittgenstein un millénaire d’intensité. L’homme fut logicien, philosophe, professeur, combattant, jardinier, instituteur, architecte ; il fut encore tenté par l’aventure monastique. Ce parcours n’est pas classique, et c’est sans doute la raison pour laquelle il intimida nombre des amis de Wittgenstein, qui, dès qu’ils se liaient avec lui, saisissaient d’emblée le génie intrinsèque de cette vive personnalité. Dans ses rapports avec Bertrand Russell, on sent bien que Wittgenstein a plusieurs coups d’avance, et Russell s’avoue plus d’une fois agacé par l’impétuosité de ce jeune homme. Cependant, dans le même temps, Russell a l’élégance de se retirer, de laisser toute la place aux raisonnements de Wittgenstein, car il aperçoit dans cet Autrichien fougueux une génialité qu’il ne possède pas lui-même, d’où, peut-être, le basculement graduel de Russell vers des sujets de philosophie générale.
Quoi qu’il en soit, indépendamment des spéculations et des légendes florissantes qui entourent l’existence de Wittgenstein depuis son décès en 1951, Ray Monk ne se trompe pas lorsqu’il sous-titre sa biographie par « Le devoir de génie ». Il est incontestable que Wittgenstein vécut pour marquer son époque et sa discipline. Après lui, la philosophie a pris une tournure différente, réveillant plus d’un penseur de son sommeil dogmatique. Un être du caractère de Wittgenstein n’aurait pas pu s’engager dans une action sans la volonté de faire de son action un potentiel de bousculade cognitive. Rien n’est anecdotique dans les choix et les idées de Wittgenstein. Il était de ces hommes exceptionnels pour qui toute pensée engageait son dépositaire devant le monde entier, devant le jugement éternel. Tel que l’eût dit Cioran, Wittgenstein habitait dans un monde où il aurait pu mourir pour une virgule.

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Les éditions

  • Wittgenstein [Texte imprimé], le devoir de génie Ray Monk traduit de l'anglais par Abel Gerschenfeld
    de Monk, Ray Gerschenfeld, Abel (Traducteur)
    Flammarion / Grandes biographies (Paris. 1947)
    ISBN : 9782081233058 ; 95,37 € ; 04/11/2009 ; 624 p. ; Broché
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