Par la porte scellée de Jean Pichet

Par la porte scellée de Jean Pichet

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 28 novembre 2015 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Un recueil magistral, dont la poésie est peuplée d’ombres et hantée de silence

Ce recueil, à la couverture d’une très grande sobriété, est publié dans une petite collection que je méconnaissais. Il s’agit pourtant d’un chef d’œuvre d’une grande densité et d'une grande profondeur, qui m'a fait forte impression.

Ecrit en vers libres, il s’attache, dans une ambiance automnale et crépusculaire, à évoquer les nuances d’une vie qui semble s’écouler à l’écart du temps et du tumulte des villes, dans les ombres du rêve et à l’écoute d’une voix mystérieuse qui hante le silence. Dans la maison du poète, le temps s’est figé et les souvenirs mélancoliques d’une vie monotone et recluse imprègnent les traces du passé. A plusieurs reprises, Jean Pichet m’est apparu comme un lointain frère d’âme de Georges Rodenbach, dont la poésie douloureuse évoque la figure du poète taciturne vivant en exil parmi les hommes…

Je n’aime d’autres vies que celles retirées / en des pièces un peu sombres / où les mains, rarement, effleurent / quelque objet / qui se souvient de tout (...)

Sur la table lustrée comme un livre précieux / il y a quelques fruits dans une assiette blanche. Le chat recueilli trouve pour nous séduire / un calme suffisant / parmi les heures de tous les jours (...)

La maison où je vis est pleine de regrets


Une présence, à laquelle le poète s’adresse en employant « tu » comme s’il parlait à une fille ou à une femme disparue (partie ou morte), transparaît dans plusieurs poèmes. La mort elle-même se tient à l’arrière-plan, comme une pensée lancinante, semblable à la neige qui se dépose peu à peu et finit par ensevelir le paysage. Le poète semble s’avancer vers un seuil, vers un lieu sans fond d’où la mort l’appelle d’une voix si ténue qu’elle n’est audible que dans le silence…

Si profonde la plainte / que nulle voix ne chante, / et si vaste le lieu / où elle est souveraine.

Petite voix que j’entends à peine, / de quelle fleur me parviens-tu, / où les abeilles se laisseraient mourir / et reviendraient sans fin ?


La nature (forêt, montagne, chemins de campagne) est omniprésente mais la vie s’éteint dans les sous-bois, jonchés de feuilles mortes et hantés d’ombres stagnantes. Quelques silhouettes lointaines apparaissent parfois dans le lointain du paysage mais seuls les nuages, déclenchant les pluies d’orage, et les oiseaux, esprits éthérés qui tournoient dans le ciel ( solitaire dans le ciel gris / une buse tournoie / surgie d’on ne sait où / Son cri lointain ses ailes / immobiles, semblent un rêve / qu’emporte le vent… ) ou qui semblent attendre posés immobiles sur une branche, ont voix dans ces lieux désertés ( du côté de la nuit chante un oiseau / On dirait une voix enfantine appelant ceux qui sont nulle part ).

Le voisinage permanent de la mort diffuse un sentiment de peur et de menace ( « le visage du chemin tout à coup menaçant » ; « Tu laisses aux frelons le meilleur du verger. / Les allées te font peur / si longues, si étroites. Et le puits / où remue quelque chose d’impur » ) qui ramène au temps des angoisses de l’enfance ( Nous sommes vous par la douce épouvante / de ses chemins feutrés dans un bois intangible. / Enfants qui s’éveillent en rêve ; ouvrent les portes défendues… ). Néanmoins, cette présence en creux de la mort révèle une épaisseur cachée en toute chose et suscite, en les emmêlant, l’espoir et la crainte d’un ailleurs. Inaccessible par le voyage ( « à l’aube je me suis mis en route. Pour aller où, peu importe » ; « là où je vais, aucun chemin ne mène » ), il n'est perceptible que dans le songe et dans la perception immédiate, pure, qui est celle des animaux et des enfants… L’évocation récurrente du rêve colore le recueil d’une atmosphère de mélancolie onirique, à la limite du fantastique dans l’obsession d’une présence cachée qui se manifeste à travers la nature et en toutes choses, même les plus humbles.

Petite voix je devine tes lèvres. / Elles frémissent derrière l’oubli du monde / comme un baiser de l’air au moment de dormir.

Qui me parle, ce soir ? Quelle ombre / a su que j'avais besoin d'elle , / et d'entendre sa voix / de pluie lointaine, de haut feuillage ? (...) Qui vient, qui est venu / par la porte scellée tout au fond de ma vie ?


Elle est aussi la justification ultime de la poésie, quand elle cherche à donner voix à ce qui ne peut s’exprimer que par le songe et le silence. La poésie de jean Pichet est tissée d’indicible et de choses innommées, comme si la parole était étouffée par le silence omniprésent ou comme si les mots, pour exprimer toutes les nuances de l’absence et de la présence, subtiles comme un presque rien auquel seul le chant léger des oiseaux parviendrait à donner écho, restaient à inventer.

Les gouttes de pluie

Que sont dans la nuit devenus mes rêves ?
Les ténèbres rient et ce rire est silence.

Toutes les choses sans importance,
que l’on oublie presque aussitôt,
ah si je pouvais maintenant les dire…

Et qu’elles brillent comme des gouttes de pluie
sur les bruyères d’une lande.


Le poids de l’indicible pèse sur ce recueil dont les poèmes se confrontent, avec des mots qui m’évoquent parfois Pierre Jean Jouve (notamment dans l’association plusieurs fois répétée «immense et terrible »), à l’évidence de notre mort à venir, inéluctable. Cette idée obsédante ne s'apaise que dans le sentiment d'intime appartenance à la nature environnante, qui meurt également mais semble accepter et consentir à cette mort.

Lisière

Que s’envolent et volent donc
les feuilles, puisque c’est le moment
et qu’elles semblent heureuses
d’aller vers le sombre des jours.

Si l’une d’elles venait
se poser sur mon cœur,
peut-être aurais-je moins
peur de la mort


Alors que le recueil aurait pu croupir dans une langueur morbide, il parvient à s’élever à une dimension transcendante, évoquant tout être comme une créature cosmique ( Qu’est-ce qui marche dans le bois ? Je regarde, et je ne vois rien. Ce n’est rien, mais c’est beau, c’est / immense et terrible, comme / un habitant de la Voie lactée ), et comme une créature mortelle, que la mort transfigure et restitue à l’Univers. Le recueil s’achève avec le poème ci-dessous :

La bonne nuit

Je sens comme une main posée
sur mon sommeil,
une main victorieuse de la peur dont j’ai peur…
Belle main, livre-moi aux sables du repos,
où ne marche personne en sa forme charnelle.

J’entends comme une voix qui me dit
d’oublier.
Vient se mettre à l’abri dans ce que j’ai perdu.
Et la nuit nous regarde blottis l’un contre l’autre.

Je vois comme une étoile, sans lieu, sans nom,
et sans clarté. Adieu infiniment lointain,
au commencement de tout.

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