Cordelia la Guerre de Marie Cosnay

Cordelia la Guerre de Marie Cosnay

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Stavroguine, le 8 octobre 2015 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 5 étoiles (25 670ème position).
Discussion(s) : 1 (Voir »)
Visites : 3 321 

Palimpseste

Palimpseste. Le mot m’a été soufflé, mais c’est celui qui définit le mieux, pour moi, le projet de Marie Cosnay. Car Cordelia la Guerre, plus qu’une réécriture, est un roman écrit par-dessus Le Roi Lear. On en trouve bien quelques traces : Cordelia, Goneril et Régane, les époux de chacune, Gloucester et ses fils, Kent et bien sûr le vieux Roi lui-même — tous sont bien là (à l’étonnante exception du Fou) et on distinguera même quelques citations çà et là, mais ils sont recouverts, noyés, imbriqués à un texte nouveau auquel, d’abord, ils semblent être étrangers.

C’est la guerre, peut-être, et la pénurie qu’elle implique qui justifient que comme les moines copistes on gratte un peu les vieilles peaux pour y écrire du neuf. Car à celle que mènera comme on sait Cordelia à ses sœurs, s’en superpose une autre, une sorte de jacquerie dans laquelle des nu-pieds et des Falstaff dormant sous l’auvent des Carrefour Market, menés par Gabrielle, sorte de Louise Michel locale (elle habite sur une butte), viennent contester la domination exercée par la clique de Lear — ici roi de la finance plutôt que d’Angleterre. C’est l’occasion pour l’auteur d’intégrer dans son texte la belle conscience sociale qui habitait son précédent, A notre humanité, où le drapeau rouge était hissé jusqu’à la couverture, et d’y faire pénétrer aussi, avec une acuité frappante, un peu de notre actualité puisque chômeurs, SDF et migrants s’écrasent contre les murs de l’empire financier et dans « les zones hors de contrôle bordant la frontière et remplies de terroristes qu'on reconnaît à leurs haillons et aux ours qu'ils dépècent » (phrase tout à fait volodinienne qui laisse supposer entre les deux écrivains quelque communauté de pensée). Une critique acerbe des trop nombreuses dérives de notre système capitaliste, de l’illisibilité du monde moderne (« Si A finance les groupuscules B on s’attend à ce que B défende A mais non, B coupe la tête de A. ») affleure souvent sous le tumulte de l’action.

Mais ça ne s’arrête pas ! A cet imbroglio s’ajoute encore une enquête policière. On le sait car il y a eu un meurtre, des coups de feu et des flics, et qu’on connaît les codes. Marie Cosnay les sait aussi et en joue habilement, revisitant le genre polar comme Céline Minard l’avait fait, il y a de cela deux ans, à propos du western. La comparaison s’arrête vite, car le projet littéraire n’est pas le même. Bien rapidement l’enquête patine et nous aussi, si l’on essaye vainement de démêler des fils trop embrouillés. Bien dans leurs rôles dans la première partie (commissaire taciturne, jeune fliquette motivée, lieutenant tout à fait romantique, bourru et intrépide, un peu mystique), les enquêteurs en sortent dans la seconde, vacant chacun à ses obsessions propres. Tout s’emmêle donc un peu comme dans Inherent Vice (le film — je n’ai pas lu le roman de Pynchon) où l’enquête initiale devient vite un prétexte à faire se côtoyer tout un tas de personnages loufoques que rien n’était la plume d’un auteur déjanté n’aurait amené à se rencontrer.

On jubile. Et qu’importe ou plutôt tant mieux si l’intrigue s’efface vite au profit du récit.* On est emporté par la plume de Marie Cosnay à une vitesse hallucinante et telle que certaines phrases peuvent rester suspendues : la pensée va plus vite. On s’égare quelquefois et la deuxième partie, où tout ce qu’on avait échafaudé dans la première est tout d’un coup abandonné, semble un peu longue, mais on s’amuse de ce joyeux foutoir dont la moindre des qualités n’est pas ce côté sacrilège, impie avec lequel l’œuvre baroque traite le baroque de la tragédie shakespearienne, expédiant en deux phrases ses ressorts, résumant ses dialogues, faisant puer des pieds la noble Cordelia, ironisant (« Oh Kent ») sur les marques de fidélité du Comte et son attachement à son roi. Rien n’est sacré ! Et puisse Cordelia emporter sa guerre — Cosnay, c’est l’anarchie !



*A ce propos, les Cahiers du Cinéma écrivaient d’ailleurs récemment dans leur anti-manuel de scénario (n° 710) : « Se méfier de l’anglicisation du vocabulaire — Anglicisation insidieuse qui exporte une idéologie venue d’Hollywood et des grands studios vers le cinéma d’auteur. Exemple : le mot ‘intrigue’ qui s’est substitué peu à peu à ‘récit’ vient de ‘plot’. (…) A éviter ». Leçon retenue !

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Une oeuvre hybride qui ne laisse pas indifférent

7 étoiles

Critique de Pucksimberg (Toulon, Inscrit le 14 août 2011, 44 ans) - 11 octobre 2015

Ce roman est une oeuvre hybride, qui prend racine dans une pièce littéraire connue et de grande qualité pour la déplacer dans une structure étrange, où se mêleraient plusieurs époques, des personnages nobles et des policiers, des problèmes anciens et une actualité contemporaine, des vers du grand Shakespeare et des phrases malmenées par Marie Cosnay qui en laisse un grand nombre en suspens, quitte à les amputer juste après une préposition.

Le roman est constitué de trois parties, chacune morcelée en plusieurs sections. Le lecteur pénètre dans un univers mystérieux, parfois inconfortable quand on veut comprendre tout précisément. Il y a un côté labyrinthique, qui n'est pas artificiel et en avançant dans la lecture, le sens se construit. Un lecteur peu concentré ou étourdi pourrait se sentir décontenancé. Et même un lecteur attentif l'est. Il faut sans doute se laisser porter par le rythme et par l'imagination de l'auteure afin d'apprécier son texte.

Le roman permet une réflexion sur le monde contemporain et ses dérives, sur cette notion de propriété qui entraîne malheur et querelles. En fait, tout part de l'inconséquence de la question du roi Lear sur l'intensité de l'amour de ses filles. Quelle question bête et quelles conséquences !

Ma traversée du roman a été parfois difficile, souvent agréable par ses références à la pièce de Shakespeare que j'aime beaucoup. Certains effets de style m'ont agacé et donné l'impression que le texte est inégal. Il n'en demeure pas moins que cela reste une expérience intéressante. Mon plaisir a été variable. La pièce de Shakespeare est l'une des plus belles qui traitent de la folie. Ici, parfois, on a l'impression d'entrer dans une folle logique qui ne nous offre pas tout sur un plateau d'argent.

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