Paix et châtiment de Florence Hartmann

Paix et châtiment de Florence Hartmann

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Histoire , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Eric Eliès, le 6 juillet 2015 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 9 étoiles
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un témoignage captivant sur l'émergence de la justice internationale

Au début des années 90, après l’effondrement de l’URSS, les grandes démocraties ont affiché la volonté, en s’inscrivant dans la continuité de l’idéal fondateur de l’ONU, d’organiser les principes d’une justice internationale destinée à sanctionner les crimes contre l’humanité commis par les dictateurs des régimes totalitaires, qui restaient jusqu’alors impunis. La guerre de Yougoslavie, qui a provoqué l’émoi des opinions publiques en Europe et aux USA, a accéléré ce processus. Très rapidement, deux TPI (Tribunal Pénal International) ont été créés pour juger impartialement et punir les crimes commis pendant les guerres d’ex-Yougoslavie (TPIY) et le génocide au Rwanda (TPIR).
Ce livre, qui se lit agréablement malgré quelques longueurs dues au ressassement des idées et des faits, dresse un panégyrique de l’action de Louise Arbour et, surtout, de Carla Del Ponte à la tête des deux TPI, dont l’auteure fut la porte-parole. Très informée des rapports de forces et des tractations ourdies dans les coulisses de l'ONU, l’auteure s’attache également à dénoncer, avec un parti-pris peut-être excessif, la duplicité des grandes nations, qui ont favorisé l’émergence de la justice internationale pour se donner bonne conscience vis-à-vis des opinions publiques mais ont cherché à museler le travail des juges dès qu’ils ont commencé à acquérir une capacité d’action suffisante pour s’immiscer dans le jeu politique et troubler le périmètre de souveraineté des Etats. En effet, le tribunal institué par les grandes puissances était avant tout, pour elles, un outil de communication pour apaiser leurs opinions et cautionner leur suprématie morale. Les ressources du tribunal ont, au départ, été fortement limitées par le manque d’implication des grandes nations (ce sont la Malaisie et le Pakistan qui ont versé les premiers fonds salvateurs) ; néanmoins, quand le tribunal a commencé à fonctionner, les USA et les anglo-saxons (UK, Australie, etc.) se sont empressés de lui fournir des moyens pour l’infiltrer et orienter ses travaux (pour cette raison, c’est la procédure accusatoire anglo-saxonne qui a été retenue) ; la France, en revanche, a initialement choisi de ne pas s’y intéresser, en affichant un désir de façade de respecter l’indépendance du tribunal.

Les grandes puissances ont incité le tribunal à punir les acteurs des crimes (militaires, chefs locaux, etc.) sans remonter jusqu’aux décideurs politiques, au prétexte que la réunion des preuves serait trop longue et que l’arrestation des responsables serait trop complexe et difficile. En fait, elles souhaitaient les préserver afin de disposer d’interlocuteurs ayant suffisamment de poids pour faire appliquer les traités. Pour l’auteur, les USA et les pays d’Europe ont donc volontairement fermé les yeux sur les crimes perpétrés pendant les guerres de Yougoslavie, notamment ceux commis par les Serbes de Bosnie en niant la planification de l’épuration ethnique et son organisation depuis Belgrade, afin de pouvoir signer les accords de Dayton avec Milosevic ; les grandes puissances ont ensuite cherché à masquer leur duplicité, en camouflant les preuves dont elles disposaient (enregistrements vidéo, écoutes, minutes de réunion, etc.) ou en faisant preuve d’une inertie coupable dans leur dialogue avec le TPIY alors que les forces de l’OTAN avaient été mandatées pour collaborer avec les juges et arrêter les criminels recherchés par le TPIY. Pour les grandes puissances, la réalité des relations internationales impose des compromis avec les principes éthiques et l’exigence de vérité poursuivie par le TPIY s’apparentait donc à une entrave aux négociations entre Etats, qui reposent sur les rapports de force, et à un obstacle sur le chemin vers la stabilisation des Balkans. Pour la procureure du TPIY, l’obtention d’une paix durable ne pouvait s’obtenir que par le retour de la concorde entre les composantes ethniques et donc par le rétablissement des victimes dans les droits dont elles avaient été spoliés, et par le juste châtiment des crimes commis que les grandes puissances acceptaient de laisser impunis ou être jugés par les institutions nationales, sans recourir au TPIY. Or la justice des Etats secoués par des crises violentes ou longtemps soumis à l'emprise de régimes dictatoriaux est incapable de fonctionner convenablement pour instruire les dossiers, mener des investigations, assurer la protection des témoins, etc. (le livre abonde d'exemples d'assassinats, de disparitions ou de rétractations de témoins gênants). Carla Del Ponte range également les grandes puissances au rang des coupables car elles n’ont rien fait pour s’opposer au nettoyage ethnique voulu par Milosevic et ont ignoré sciemment les signes précurseurs évidents du génocide de Sebrenica, qui ne fut pas l’initiative personnelle et intempestive d’un chef de guerre mais fut au contraire soigneusement préparé depuis Belgrade, pour parvenir le plus rapidement possible à une situation qui permettrait aux Serbes d’accepter, fût-ce au détriment des populations musulmanes, les conditions d’un accord de paix. Dayton est en effet très favorable à la Serbie, qui obtient une scission inespérée de la Bosnie-Herzégovine. Américains et Européens ont fait le choix de la paix contre celui de la vérité et ont exercé des pressions sur le TPIY, qui dépendait des moyens qu'ils mettaient à leur disposition. Les magistrats des TPI ont donc accepté des compromis et renoncé à utiliser la totalité des preuves en leur possession (notamment les verbatim du Conseil de défense de la Serbie).
Nota : l’auteure souligne que la France (sous la présidence de Jacques Chirac) a été le seul pays à véritablement refuser la prise de Sebrenica et a vainement tenté d’obtenir le soutien US pour une reprise de la ville par la force militaire

Cependant, Carla Del Ponte n’a jamais été découragée par la mauvaise volonté des grandes puissances qui ont multiplié les griefs ni n’a cédé aux intimidations : elle a su trouver des fonds pour disposer d’une capacité d’enquête autonome, organiser ses équipes pour contrer efficacement ses adjoints, parfois des personnalités influentes, en mission de lobbying ou de protection d’intérêts nationaux (notamment Geoffrey Nice, Ghaham Blewitt) et distiller, avec intelligence, des « fuites » vers les journalistes pour mettre la pression sur les Etats. Cette dernière stratégie fut également utilisée par les gouvernements pour discréditer ponctuellement des juges (exemple : campagne de diffamation contre le juge italien Antonio Cassese) ou l’action du TPIY, quand celui-ci se faisait trop pressant. Carla del Ponte a su également trouver des alliés, au sein des petites nations (l’auteure cite notamment le prince Zeid Al-Hussein de Jordanie, qui reproche aux grandes nations de dépenser sans sourciller des milliards d’euros pour l’armement, compagne de la guerre, et rechignent à dépenser quelques millions d’euros pour la justice internationale, compagne de la paix) ou des Serbes démocrates, qui souhaitaient accélérer la normalisation des relations entre la Serbie et le reste de l’Europe. Carla Del Ponte s’est principalement appuyé sur le premier ministre Zoran Djindjic, qui s’est opposé avec courage au président Kustunica et aux chefs militaires qui protégeaient les principaux responsables (Milosevic, Mladic, Karadzic, etc. dont l’aura populaire était immense). Le président serbe bénéficiait de l’accord tacite des grandes puissances (des accords occultes auraient été convenus : l’absence de poursuites contre l’arrêt de toute implication dans la vie politique), qui ne souhaitaient pas rouvrir des plaies encore vives, d’autant que la Bosnie avait porté plainte contre l’Etat serbe pour « crime contre l’humanité ». Djindjic fut assassiné peu après avoir organisé la livraison au TPIY de Slobodan Milosevic dont le procès, long et coûteux en raison des contraintes de procédure (dont Milosevic savait jouer habilement) et de l’atermoiement des grandes puissances, n’aboutira pas : en effet, Milosevic mourut en cellule d’un AVC. L’auteure affirme qu’il s’agit en quelque sorte d’un suicide car Milosevic avait cessé, pendant sa détention, de prendre les traitements médicaux qui lui avaient été prescrits pour soigner ses problèmes cardiaques.

Dans le cadre de la création de la CPI (Cour Pénale internationale) en 2002, les grandes puissances somment Carla Del Ponte d’accélérer le traitement des procédures et de cesser l’ouverture de nouvelles enquêtes, d’autant que plusieurs accusés sont toujours en fuite (19 serbes et 1 croate : le général Ante Gotovina, considéré en Croatie comme un héros de la libération). Les procédures d’appels doivent être clôturées en 2010, pour permettre la fermeture des TPI jugés trop coûteux.

L’auteure souligne également l’impact du contexte international. Les attentats du 11/09/2001 ont bouleversé les équilibres internationaux et relégué les exigences de justice à l’arrière-plan des préoccupations. Au contraire, après le déclenchement des opérations en Afghanistan, les grandes puissances de l’OTAN s’inquiètent que des responsables politiques ou militaires puissent un jour être déférés devant le tribunal, en tant qu’accusés ou témoins (ex : répression violente de la mutinerie de Mazar e-Cherif, où la CIA mène des interrogatoires sur des prisonniers talibans). Les USA dénigrent l’émergence de la justice internationale et la création de la CPI (Cour Pénale internationale), et établissent autant que possible des accords bilatéraux d'impunité de juridiction pour protéger leurs soldats, leurs diplomates et leurs dirigeants politiques : ils souhaitent en effet conserver leurs marges de manœuvre sur les théâtres d’opérations, où ils procèdent à des éliminations ciblées, conduisent des interrogatoires musclés et décident d’organiser eux-mêmes les procès (comme, en Irak, celui de Saddam Hussein - un procès public aurait pu par ailleurs révéler des compromissions gênantes pour les grandes puissances). En outre, la guerre d’invasion de l’Irak a fissuré l’entente au sein même de la communauté internationale et de l’OTAN : l’opposition de la France a conduit les USA et leurs alliés à se méfier de la France et à discréditer autant que possible le rôle de la France dans les institutions internationales, y compris au sein du TPIY (en accusant faussement des militaires français d’informer les autorités serbes de l’état des investigations) et du TPIR.

Le TPIR est également évoqué dans l’ouvrage, mais de manière beaucoup plus succincte. Néanmoins, le chapitre qui lui est consacré est très intéressant par son résumé et son analyse du génocide, qui révèle le double jeu de tous les acteurs impliqués. Le TPIR souhaitait instruire tous les crimes de masse commis par les hutus lors du génocide (contre les tutsis et les hutus modérés), avec une organisation et une efficacité qui démontraient une planification, et par les tutsis du FPR (Front Patriotique Rwandais) lors de leur conquête armée du pouvoir. Les USA s’efforcent d’imposer à Carla Del Ponte de conclure un accord avec Kagamé, dont l’obstruction paralyse le fonctionnement du TPIR, en lui reconnaissant un pouvoir judiciaire équivalent à une forme d’impunité pour les chefs tutsis. Carla Del Ponte sera finalement dessaisie du TPIR. Ce chapitre montre également l’opposition presque frontale entre les USA, qui soutiennent Kagamé, et la France, qui considère que Kagamé est directement impliqué et doit être entendu par le TPIR (l’enquête du juge Bruguière ayant conclu qu’il était l’un des instigateurs de l’attentat contre l’avion présidentiel rwandais, qui a déclenché le génocide). Contrairement au TPIY, qui a jugé des accusés de toutes les communautés impliquées dans le conflit (Serbes, Croates, Bosniaques, Albanais, etc.), le TPIR s’est focalisé sur le génocide commis par les hutus mais, en raison du nombre très élevé des inculpés (près d’1 rwandais sur 10 a été accusé !), a finalement laissé opérer la justice nationale du Rwanda qui a mis en place des tribunaux populaires.

Au bilan, l’auteure est partagée entre la satisfaction des progrès accomplis ces dernières décennies, qui sont indéniables, et l’inquiétude, car les Etats sont toujours réticents à l’émergence de la justice internationale et continuent à utiliser les lois d’amnistie comme un moyen de tourner la page, au détriment des populations et des victimes de crimes. Ce livre est tout autant un témoignage qu'un avertissement.

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  Lanceur d'alerte (procès) 1 Eric Eliès 12 juillet 2015 @ 12:12

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