Bacchus : Un poème sans fins d'amours de François Turner

Bacchus : Un poème sans fins d'amours de François Turner

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 19 juin 2015 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 7 étoiles
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un long poème, à l'écriture expérimentale, entre la psalmodie et la transe

Ce recueil, composé d’un long et unique poème étiré sur 120 pages, risque de décontenancer les lecteurs attachés aux formes traditionnelles de la poésie. Il doit être impérativement lu d'une traite, dans l'ordre successif des poèmes, comme on le ferait d'un roman aux courts chapitres. Après quelques poèmes structurés et découpés en vers, qui constituent un sas, l’auteur impose au lecteur de faire l’effort de s’immerger dans une sorte de récit en transe dénué de schéma narratif, où les « poèmes » se présentent comme des blocs monolithiques sans ponctuation qui s’enchaînement et se répondent comme les motifs d’une tapisserie qui se dévoilerait peu à peu, à mesure de la lecture. L’image de la tapisserie est pertinente également pour évoquer le procédé d’écriture, qui rappelle un peu celui de Charles Péguy mais mis en œuvre d’une manière résolument moderne : des bribes de phrases, dont la litanie esquisse une versification rythmique, sont répétées plusieurs fois, à l’identique ou avec d’infimes variations, tout au long du recueil. Par ailleurs, ces bribes sont étroitement imbriquées par la construction syntaxique car le complément (de nom ou d’objet) qui clôt un tronçon de phrase est, de façon récurrente, le sujet du tronçon suivant.

Néanmoins, malgré les apparences, ce recueil n’est pas qu’un édifice conceptuel. Des images poétiques, dont la rareté accroît la puissance d’impact, jaillissent ponctuellement, comme des fleurs éparses sur une terre compacte ou les affleurements d’une veine de quartz sertie dans une gangue rocheuse et compacte. Des voix se font entendre, qui assument le « je » et le « nous » au cœur d’une chorale polyphonique bégayante, pleine de chuchotements et de murmures où les mots sont répétés et ressassés à l’infini dans une psalmodie lancinante qui ne cesse d’évoquer, de manière quasi-obsessionnelle, les couleurs du monde, de la nature, des fleurs… Le narrateur semble flotter dans un monde élémentaire, coloré et hanté de souvenirs, pareil à un esprit évanescent apte à s’incarner dans les formes fugaces d’une fleur ou d’un animal…

Je vous en recopie deux strophes au hasard :
(p35) :
connûmes des roses elles figurèrent le ciel bleu figurèrent le ciel poli comme du marbre figurèrent le ciel veiné comme du marbre du ciel bleu du ciel rose du ciel de la délicatesse la plus sombre dans les veines sombres des roses figurèrent le ciel figurèrent les arômes des roses figurèrent une forme morte de roses figurèrent une contre-épreuve de la nuit la plus noire figurèrent une contre-épreuve plus compacte que la nuit jamais ne fut plus dense plus acharnée à la noirceur que nuit jamais ne fut

nota : le poème p.34 s’achève par « des grappes rouges rouges blanches aux reflets verdâtres rouges blanches tachées d’efflorescentes pourritures nous sûmes nous » dont les derniers mots sont aussi les premiers du suivant p.35, qui s'enchaîne à lui.

(p116) :
nous avons habité la sente grise qui rejoignait le ciel nous avons descendu la sente grise qui rejoignait le ciel avons gagné la terre rouge de la nuit avons regagné nos corps bruns nous avons regardé la terre rouge avons dit le rite d’usage nous avons habité sous la peau tendue du chevreuil avons couché sous la peau tendre et liquide de la nuit avec les brumes non ignorées sur la rivière avec les feux blancs jansénistes du château non lointain avec la sente janséniste du château non lointain ses pierres blanches et ses feux nous avons couché bruns contre tout cela

Malgré sa construction un peu trop expérimentale à mon goût, qui génère quelques longueurs et nuit à l'apparition d'un sentiment d’intimité entre l’auteur et son lecteur (or j'aime qu'un poète écrive comme s'il me parlait à l'oreille, d'une voix à la fois simple et grave), j’ai apprécié ce recueil dont la poésie haletante, où la parole se brise comme débordée par la force impétueuse d’un besoin de dire qu'aurait libéré l’ivresse (peut-être est-ce l’explication du titre ?), parvient à susciter une atmosphère crépusculaire et onirique.

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