Fraudeur de Eugène Savitzkaya

Fraudeur de Eugène Savitzkaya

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Stavroguine, le 5 mai 2015 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 10 étoiles
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Les mots justes

Il y a, parfois, des livres qu’on n’aime pas et dont pourtant, on a plein de choses à dire. Faber, par exemple, c’était tout aussi facile d’en parler qu’il est facile d’être méchant et de s’amuser de sa méchanceté. Ca semble un peu mesquin, peut-être, mais il faut évacuer ; et il faut bien, aussi, parler parfois des livres qu’on n’aime pas pour qu’ils servent d’étalon à ceux, bien plus nombreux, qu’on aime ; sinon, on n’a pas l’air sérieux.

Mais à l’inverse, il y a aussi parfois des livres qu’on aime et à propos desquels, pourtant, on n’a quasiment rien à dire. Pourtant on les a aimés, c’est sûr ! — et tant aimés, même, qu’aussitôt fini l’un, on s’est jeté sur l’autre, du même auteur et sorti en même temps, A la cyprine, recueil de poésie cette fois et à propos duquel on n’a pas grand-chose à dire non plus — c’eût été trop facile et on aurait parlé alors de celui-ci plutôt que de celui-là —, si ce n’est qu’on entretient avec l’auteur une affinité de goûts.

Et tout de même il faut bien parler aux gens d’Eugène Savitskaya et de son livre Fraudeur quoiqu’on sache, par exemple, que le récit de son enfance, bien qu’il nous réjouisse, nous, eux, ne les intéressera pas, même si, peut-être, certains seront heureux d’apprendre que « pour conserver les cornichons en saumure, il faut des bouquets et des bouquets de bonnes feuilles, chêne, cassis, cerisier, laurier, fenouil et des graines fraîches de capucines en alternant les lits de feuilles et les lits de cornichons », car quand on parle à l’estomac, parfois, quand on parle aux organes, on obtient l’attention.

Mais qu’est-ce qui pourrait bien leur plaire, qu’est-ce qui pourrait bien leur parler, dans cette histoire de jeune et de vieux fou, l’un regardant les canopées, plongeant les mains dans la peau moelleuse des lapins, et l’autre, le même, frottant sa tête sur des pubis, polissant de ses mains les seins, les culs de pierre ? Et quoiqu’on n’y croit pas très fort, on espère qu’il y en aura un, peut-être d’autres, qui seraient un peu nous, et qui en recevant ces mots si mal choisis seront charmés et intrigués, et pas seulement parce qu’ils voudront garder leurs cornichons croquants afin d’accompagner « la vodka faite maison avec l’orge, le seigle, le sucre et la levure », mais parce qu’ils comprendront ce fou, lequel « [comme] certains psychopathes des plaines ukrainiennes, (…) préfère de loin le grêle grelot de l’envol d’un lourd faisan mâle aux valses de Strauss. Le hennissement enroué d’un cheval impatient de sortir de l’écurie, à la plus limpide sonatine. Mais, ce qu’il aurait dansé avec les nymphes ! Ce qu’il aurait jeté sa tête, ses bras et ses jambes et son cœur dans la danse, dilaté de bonheur ! Ce qu’il aurait zieuté leur peau si fine, blanche, bistre et chocolat, rose comme la rose de lait ! C’est que les nymphes de ce parc portent toutes les couleurs sur leur corps et qu’elles émeuvent jusqu’aux pierres, sans parler des buis et des ifs qu’elles enflamment », ils comprendront sa fièvre et ses hésitations, ils percevront que dans l’insignifiance d’un tel récit, celui d’un étranger qui raconte son enfance, il y a plus de valeur que dans ce que je sais en extraire avec mes mots.

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