La femme de Zante de Dionýsios Solōmós

La femme de Zante de Dionýsios Solōmós

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Stavroguine, le 5 mai 2015 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 10 étoiles
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Les mouches

Si bien que je n’avais plus sous les yeux que trois doigts, avec lesquels j’ai martelé la margelle, anxieux d’aider mon esprit à trouver au moins trois justes.
Or m’étant mis à trembler, en mon for intérieur, comme la mer qui ne se tient jamais en repos,
j’ai relevé ces trois doigts qui n’en pouvaient mais et j’ai fait le signe de croix.
Puis, voulant compter les injustes, j’ai fourré une main dans la poche de ma soutane et l’autre sous ma ceinture, car j’avais compris, hélas, que les doigts ne me seraient d’aucune utilité.
Et mon esprit a été pris de vertige devant leur grand nombre, même si je me consolais à l’idée que chacun avait quelque chose de bon en lui.
Et c’est alors que m’est venue à l’esprit, les devançant tous, la femme de Zante, qui s’évertue à nuire à autrui en paroles et en actes.


Ainsi débute La Vision prophétique du moine Dionysios, l’étrange récit que nous offre, en prose et en versets, Dionysios Solomos, « poète national grec » dans la mesure où les deux premières strophes de son oeuvre majeure, L’Hymne à la liberté, sont entonnées quand est joué l’hymne national.

Présenté en version bilingue français et grec par les excellentes éditions Le Bruit du Temps (joli nom repris d’un recueil en prose d’Ossip Mandelstam qu’elles publient aussi), La femme de Zante est étrange à plus d’un titre. Sa rédaction, d’abord, comme nous l’apprend la très pertinente préface de Gilles Ortlieb, a commencé en 1826, lors du siège de Missolonghi par les Turcs d’Ibrahim Pacha (lequel siège sera d’ailleurs évoqué dans le texte puisque la connivence de cette horrible femme avec l’envahisseur n’est pas le moindre de ses péchés), puis été reprise en 1829 et puis en 1833, jusqu’à fournir, à la mort de l’auteur, un texte « indébrouillable », selon les mots d’Ortlieb. Ce n’est qu’après celle-ci, d’ailleurs, que sera publié l’ouvrage ; cela tient peut-être au fait que dans la mystérieuse femme de Zante, une parente du poète aurait pu se reconnaître (misons sur la belle-soeur : « Et lorsqu’elle voyait en songe le corps ravissant de sa soeur, l’effroi la réveillait en sursaut. »).

Mais qui est-elle, cette femme de Zante ? On n’en sait finalement trop rien. De même que l’on ne sait finalement pas trop ce qu’est ce livre qui pourrait être soit une méchante satire destinée à ladite parente, soit une nouvelle fantastique, voire même un récit prophétique (la prose biblique est inspirée de l’Apocalypse de Saint Jean) ou un ouvrage de géopolitique, puisque derrière les traits de cette femme, certains ont voulu voir l’allégorie de la Grande-Bretagne, qui administrait alors les îles ioniennes sans semble-t-il bien les défendre.

Ce que l’on sait, c’est ce que le pope Dionysios (ou l’auteur Dionysios) veut bien nous dire, à savoir qu’en chemin vers la chapelle Saint-Lypios, il vit cette femme, incarnation du mal et dont l’extrême laideur (« Et sa poitrine était toujours mâchurée par les sangsues qu’elle y posait pour sucer sa phtisie, et ses seins pendaient par là-dessous comme deux blagues à tabac. » ; « Et du pus suintait de sa joue, tantôt liquide, tantôt croûteux et desséché. ») reflétait l’extrême noirceur de son âme (« L’envie, la haine, la défiance, le mensonge ne cessaient de lui tirailler les entrailles » ; « Et lorsqu’elle parlait tout bas pour salir le nom de quelqu’un, sa voix rappelait le frottement des pieds d’un voleur sur le paillasson. »), et qui tout d’abord se fit remarquer en houspillant les pauvres femmes de Missolonghi, qui mendiaient pour leurs maris et leurs enfants au front, jusqu’à entrer en transe et que dans le moment où on la pensait « tombée entre les mains du diable », elle se mît à remercier Dieu pour un coeur si bon.

On n’en saura pas plus sur elle, car alors, le texte bascule dans une vision d’apocalypse : le sol se met à trembler (« Dites-moi si l’on a jamais ressenti séisme pareil depuis Missolonghi ? C’est peut-être la victoire, ou peut-être la défaite. ») et ce qui semble une crise d’épilepsie plonge le pope « dans un lieu obscur où grondait le tonnerre » et depuis lequel il assiste, comme à la fin des temps, au jugement de la femme de Zante, à la malédiction des morts.

Etrange et fabuleux texte, donc, empreint de symbolisme eschatologique et dont la portée demeure d’autant plus mystérieuse que les chapitres ajoutés à la première version densifient son opacité. Mais texte merveilleux aussi pour sa représentation de cette figure du Mal, véritable infection puante et purulente même jusqu’après la mort, et qui se répand dans la Grèce comme une malédiction, foyer d’une maladie frappant la péninsule. A moins, toujours, que ce ne soit qu’un règlement de comptes, que le poète ne fasse incursion dans la prose que pour cracher sa haine et que ce soit lui finalement, qui tâte ce coeur si bon et qui s’est emballé de haine pour cette belle-soeur (ou qui que ce soit) honnie. Peu importent, finalement, les intentions de l’auteur : le texte est magnifique et il se suffit à lui-même ; apprécions-le comme un bonbon amer.

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