Le Rachat de Branimir Šćepanović

Le Rachat de Branimir Šćepanović
(Iskupljenje)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Stavroguine, le 29 mars 2015 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 8 étoiles
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Le Christ revenu

Avez-vous déjà songé à ce qu’il adviendrait si Dieu d’un coup revenait sur Terre pour se confronter à Ses prêtres ?

La question n’est pas neuve. C’est le sujet de La légende du Grand Inquisiteur qu’Ivan Karamazov raconte à Aliocha dans le livre de Dostoïevski. A son propos, les éditions L’Âge d’Homme ont publié en 2004 un recueil de six commentaires ; c’est chez elles aussi que l’on trouve ce roman, Le Rachat, de Branimir Šćepanović.

De lui, on avait déjà lu La Bouche pleine de terre, une fable extraordinaire où, sur les collines monténégrines, un homme décidé à mourir soudain se met à courir et, prisonnier de sa fuite, est absurdement poursuivi par une humanité haineuse. On retrouve dans Le Rachat ce même thème de la chasse à l’homme que mène une meute haineuse à un individu, et comme dans La Bouche pleine de terre, il est question aussi d’une mort ratée.

Grégoire Zidar, qui a tout du héros, se retrouve par hasard à Nékhaï après que son camion de livreur de bière s’est embourbé dans un champs par lequel il avait coupé pour violer tranquillement Sophie. Or, Nékhaï, Grégoire Zidar y est mort. Sur la place du village, un imposant monument en atteste : son bronze célèbre le martyr Grégoire Zidar « qui, le 17 février 1942 a trouvé une mort héroïque dans le Grand ravin près de Nékhaï pour sauver de la fusillade 76 otages condamnés à mort ». Tel un Christ ignorant son culte, cet homme qui par sa mort racheta l’humanité, quand il apprend qu’on l’idolâtre, demande seulement qu’on le reconnaisse pour ce qu’il est — en l’occurrence vivant.

Il va sans dire que les choses tournent mal. On serait tenté d’y voir une injustice, une ingratitude à l’égard de l’homme Grégoire Zidar qui a sauvé ces vies. Pourtant la gloire elle-même de Zidar est indue. Il lui faudra du temps (un temps un peu trop long d’ailleurs, où le roman se perd dans un imbroglio administratif kafkaïen quand ce n’est pas son sujet) pour se rendre compte qu’il ne doit sa gloire qu’au hasard et même à la peur qui l’a fait décharger son arme sur le peloton nazi face auquel il tomba seul dans la nuit. Voilà donc un héros qui doit son héroïsme à la peur ; cela ne se conçoit pas.

- Je ne mérite pas cette gloire.
- Tu dis n’importe quoi. N’as-tu pas sauvé soixante-seize vies humaines ?
- Si, mais par pur hasard ; si je n’avais pas été pris de peur, si j’avais pu fuir ou du moins me cacher, je n’aurais peut-être pas tiré.
- Ne dis plus jamais ça !
(…) Si tu ne te tais pas, je te couperai la langue ! Imbécile !

Car l’homme et le héros sont bien deux entités différentes, qu’importe qu’ils portent le même nom, que les faits vécus par l’un aient inspiré la légende que l’on prête à l’autre, et l’homme Zidar menace le mythe Zidar plus encore que ses prêtres. Ceux-ci ont donc raison de s’opposer par tous les moyens à la reconnaissance de Zidar et c’est peut-être une faiblesse du roman (surtout quand on le compare au Grand Inquisiteur dostoïevskien, loin d’être un personnage veule) d’en avoir fait des fonctionnaires corrompus, incarnations de l’inquiétante toute puissance de l’autorité étatique dans la Yougoslavie de Tito.

Une scène, que l’on trouve à la fin du livre, illustre parfaitement ce thème de la dissociation de l’homme et du héros : Zidar est confronté aux hommes qu’il a sauvés, témoins de son exploit. Pareils à Saint Thomas voyant revenir Jésus, ils lui tâtent les bras, évaluent son allure, et le verdict tombe :

- Notre sauveur était grand, fort, beau et intrépide !
- Ca se voit sur le monument !


L’homme, en effet, est toujours trop petit, sa carrure trop fluette pour porter le costume du héros ; et si le peuple de Nékhaï a besoin, sans doute, du monument de bronze à la manière dont les croyants ont besoin de leur dieu, d’une image de la perfection, de ce vers quoi l’on tend, l’homme derrière lui doit mourir, s’effacer car précisément il n’est pas parfait ; qu’on imagine un Jésus qui ressemble plutôt au Christ au tombeau de Holbein qu’aux représentations des peintres italiens : Dostoïevski lui-même, ce fou de Dieu, perdrait la foi.

Dans sa postface, Georges Nivat évoque la nouvelle Judas Iscariote pour illustrer la relation de Zidar avec son geôlier ; c’est à une autre nouvelle d’Andreïev (disponible d’ailleurs dans le même recueil chez Corti) à propos d’un autre personnage biblique, Lazare, que m’a fait penser ce livre : la peine, pour avoir survécu à sa mort, c’est le bannissement.

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