Un homme presque parfait de Richard Russo
( Nobody's fool)
Catégorie(s) : Littérature => Anglophone
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"Nous sommes les forgerons des chaînes qui nous entravent"
Depuis sa fenêtre Miss Beryl contemple les grands ormes malades qui bordent la rue, leurs branches menaçant de tomber à tout instant sur les toits des maisons. Longtemps ils furent la fierté de la petite ville de North Bath, symbole de sa prospérité acquise grâce à ses sources d'eau thermale. Mais aujourd'hui tout cela n'est plus qu'un souvenir lointain, les sources se sont taries, laissant la ville voisine de Schuyler Springs régner seule sur les nappes souterraines. Depuis une rivalité vivace persiste entre les deux villes que chaque rencontre sportive vient renforcer avec la défaite systématique de North Bath.
Les habitants veulent croire à la résurrection de North bath, grâce au projet d'implantation du parc d'attraction l'Ultime Evasion, promesse du renouveau de l'économie locale. La spéculation sur l'immobilier va bon train, ce qui n'est pas pour déplaire au directeur de la banque de North Bath, Clive Junior, le fils de Miss Beryl. Celui-ci porte un regard très condescendant sur les habitants de North Bath, jugeant qu'ils sont les représentants archaïques d'une génération repliée sur elle-même et incapable de sortir de l'impasse sans l'aide d'un homme providentiel, tel que lui. Miss Beryl a bien du mal à comprendre son fils, qu'elle soupçonne de vouloir l'interner dans une maison de retraite afin de prendre possession de la demeure familiale. Heureusement qu'il y a Clive Senior, dont le portrait sous verre trône sur le téléviseur, avec qui elle peut échanger ses appréhensions concernant les intentions de leur fils. Juste à côté, cloué au mur, le masque africain d'Otoekkol est lui aussi un ami fidèle, qui apporte réconfort et conseils. Et quand Clive Senior et Otoekkol gardent un silence concerté, il y a Sully, le locataire qu'elle héberge depuis plus de vingt ans, pour s'assurer que tout va bien et qu'elle ne manque de rien.
Sully, après avoir vainement tenté de suivre une formation, décide de reprendre le travail, malgré son genou abîmé, lors d'une chute d'une échelle, qui le fait terriblement souffrir et ses 60 ans qui, il le sait très bien, lui laissent peu de chance de décrocher un bon job. Cependant il compte bien, même s'il lui en coûte, aller frapper à la porte de Carl Roebuck, le patron de Tip Top Construction, qui une fois son petit numéro de patron arrogant donneur de leçon terminé, lui trouvera un travail minable et mal payé, mais il n'a pas d'autre choix. Et puis c'est l'occasion de se retrouver en compagnie de Rub, son copain de longue date, toujours accroché à ses basques et incapable de prendre une initiative sans son accord, son côté idiot du village est toujours l'assurance de bons moments à passer souvent à ses dépens, ce qui n'empêche pas Sully de nourrir une grande affection pour lui.
Sully vit en dehors des aspirations conventionnelles de ces concitoyens, comme poussé par une volonté de retrancher de chaque acte de son existence la possibilité de forger les rêves qui façonnent l'individu.
Ainsi son aptitude inintelligible à mener sa vie en empruntant de préférence les ornières des chemins, conduit à une étrange volonté (in)consciente de sa part à désincarner les aspirations légitimes de tous ceux qui le côtoient. Il refuse souvent de suivre les conseils de ses amis et préfère agir à sa guise, prenant souvent des décisions contraires au bon sens commun.
Ces décisions, qui aux yeux de ses proches ne sont qu'indécisions, sont souvent conséquences de situations confuses voire absurdes, ce qui ne l'empêche pas de faire croire à son entourage que les multiples ratages de son existence furent en quelque sorte une façon astucieuse d'échapper aux déboires inéluctables résultant des projets ambitieux dans lesquels se lance à corps perdu la majorité des gens.
Mais la vérité sur Sully est enfouie loin au fin fond des oubliettes de sa mémoire, là où sont déposés les fragments de son existence qui ne sont que fêlures et blessures, et qu'il s'efforce de refouler. Toutes ces marques faites par le fer rougi au feu de la haine d'un père devenu bourreau de sa famille et qui le plongea dans la colère et la négation de sa propre existence.
Sa vie ne sera plus, à partir de ce jour, qu'une dégringolade programmée. Un mariage raté, suivi d'un divorce alors qu'il venait d'avoir un enfant. Hanté par le souvenir de son père, il refusa d'assumer sa paternité par peur d'échouer, comme s'il craignait d'être atteint d'une tare congénitale. Trop soucieux de le préserver de son influence, Sully préféra ignorer l'existence de son fils, durant plus de trente ans, jusqu'à son retour fortuit dans la ville de North Bath, à la veille de Thanksgiving.
La présence de son fils Peter et de son petit-fils, qui a peur de tout, bouscule les certitudes de Sully, l'obligeant à emprunter le chemin qui, à défaut de le conduire au pardon, lui permettra peut-être de conclure la paix avec lui-même, après une vie consacrée à maudire son passé.
L'auteur possède une grande maîtrise de la narration et dresse les portraits de ses personnages avec une infinie minutie, explorant leurs traits de caractères qui ne sont souvent que faiblesses, excentricités et déviances, les faisant paraître si imparfaits et pourtant si attachants.
Il me fait l'impression d'être un maître horloger qui, avec une rigueur et un amour absolu pour son art, nous livre tous les secrets des mécanismes donnant naissance au mouvement. Il démontre avec une grande clarté que toute chose, aussi infime soit-elle, est rendue vitale dans l'orchestration des desseins de l'existence de chacun et dans les rapports qu'il entretient avec les autres. En plus d'un style limpide, il y a ce mélange d'humour et de tendresse qui donne au récit un ton très original où l'humanité transparaît dans chaque page et qui, lorsque l'on referme ce livre, donne l'impression d'avoir rencontré quelqu'un de bien.
Extrait:
"Le don de la persuasion, Sully le comprendrait plus tard, fut de tout temps le talent éminent de son père. Cette faculté de savoir s'attirer la sympathie des autres était même plutôt remarquable de la part d'un homme paresseux et malveillant. Lorsqu'on était capable d'accrocher par la peau du cou un garçon de douze ans à une pique de métal, puis convaincre les passants – de qui on aurait pu attendre logiquement qu'ils le lynchent – de s'inquiéter pour la sécurité de son emploi, y avait-il quelque situation dont on ne pût se tirer ? Evidemment qu'on pouvait battre sa femme et ses gosses, pendant que les voisins vous prenaient encore pour un gars régulier. Oui peut-être que celui-là buvait un coup de temps en temps et se laissait emporter, mais c'était finalement un type comme tout le monde. A condition d'user assez finement de son talent de persuasion, les seuls à savoir que vous étiez vraiment un monstre étaient justement l'épouse et les enfants, et encore avec un peu d'habileté arrivait-on à les convaincre que l'amour était la source de tous ces maux, et la douleur, la conséquence du devoir, pas de la méchanceté ni de la frustration. Patrick le frère de Sully, n'avait jamais cessé d'aimer leur père. Et la mère ? Qui le saura ? Peut-être s'était-elle posé la question jusqu'au bout, attendant que son mari redevienne un jour l'homme dont elle avait été amoureuse."
Les éditions
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Un homme presque parfait [Texte imprimé] par Richard Russo trad. de l'américain par Jean-Luc Piningre, Josette Chicheportiche et Françoise Arnaud-Demir
de Russo, Richard Piningre, Jean-Luc (Traducteur) Chicheportiche, Josette (Traducteur) Arnaud-Demir, Françoise (Traducteur)
10-18 / 10-18. Série Domaine étranger
ISBN : 9782264028488 ; 10,20 € ; 22/08/2002 ; 780 p. ; Poche
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Les critiques éclairs (5)
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Je n’ai pas lu le même livre …
Critique de Ludmilla (Chaville, Inscrite le 21 octobre 2007, 69 ans) - 4 janvier 2022
Je me suis traînée plusieurs semaines dans les tournées de bars de Sully, dans ce livre dont j’ai trouvé l’« humour » plus que douteux. Je l’ai terminé en espérant que la suite serait meilleure. Erreur !
Le seul personnage intéressant, à mon avis, est Miss Béryl qui, malheureusement, apparait très peu.
J’avoue ne pas comprendre toutes les critiques élogieuses.
Peut-être ne suis-je plus la même lectrice ?
Otoekkol et compagnie
Critique de Ardeo (Flémalle, Inscrit le 29 juin 2012, 77 ans) - 4 février 2019
Mais ce qui fait la force, la beauté et le plaisir que j’ai reçus à la lecture des aventures de Sully, c’est l’humour omniprésent dans les lignes et les pages et les chapitres et les (7) jours du roman. Je ne retiendrai que le passage de Sully au tribunal pour coups et blessures au policier de service qui tourne à la rigolade et à la destruction d’un distributeur de sodas par le plaignant. Génial !
Donc des vannes et des vacheries sans oublier l’amour que Russo porte à ses personnages.
Nul homme n'est une île.
Critique de Monocle (tournai, Inscrit le 19 février 2010, 64 ans) - 11 septembre 2016
J'ai vraiment été transporté par ce livre.
Il était une fois en Amérique
Critique de Sundernono (Nice, Inscrit le 21 février 2011, 41 ans) - 29 septembre 2015
Richard Russo nous décrit leur quotidien, un quotidien qui peut sembler monotone de premier abord. Cependant l’auteur possède cet art de rendre le banal intéressant. Bien que frisant les 800 pages, le roman ne perd pas d’intensité et j’ai passé un excellent moment en compagnie des différents personnages de cette fresque sociale américaine.
Les personnages : parlons-en car c’est là que réside la force du roman. Nous suivons donc Sully, sexagénaire et accessoirement homme libre bien souvent accompagné de son acolyte Rub. Un petit homme insignifiant aux odeurs douteuses. Comme il est nécessaire de gagner quelques dollars pour vivre, et notamment se payer les petits plaisirs du quotidien, nos compères ont bien besoin de travailler et pour cela, Carl Roebuck est tout indiqué. Les joutes verbales entre les deux hommes sont d’ailleurs souvent savoureuses d’autant plus que Sully « en pince » pour Toby, madame Roebuck, et ne comprend pas que son imbécile de mari puisse tromper « la plus jolie fille » du comté d’Albany. De plus il ne faut pas oublier les nombreux personnages qui gravitent autour de notre fameux Mister Sullivan : Miss Béryl, sa logeuse et son fils alias « la Banque », sa compagne bien que toujours mariée: Ruth, son avocat unijambiste sans compter tous ceux que je ne peux nommer sans assommer le lecteur.
La lecture est agréable car elle repose sur une prose simple mais qui fait mouche car elle mêle finesse, humour et gravité avec un naturel désarmant. Lire Russo c’est s’imprégner d’un monde d’une grande richesse humaine tant les personnages sont bien décrits dans leur vie de tous les jours. Bien souvent au cours de ma lecture je me suis imaginé à leur côté et pour ne pas en être à mon premier ouvrage de cet auteur il faut appuyer sur cette extraordinaire capacité à créer des personnages forts, de ceux que l’on n’oublie pas. Combien d’années passées depuis « Quatre saisons à Mohawk » et pourtant je n’ai toujours pas oublié Sam Hall, son personnage central, tout comme je suis sûr que je n’oublierai pas Sully.
A cela s’ajoute un humour quotidien qui n’est pas pour me déplaire.
Un très bon roman.
Russo conteur du quotidien
Critique de Holden (, Inscrit le 17 septembre 2005, 54 ans) - 23 septembre 2006
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