Mousseline et ses doubles de Lionel-Édouard Martin

Mousseline et ses doubles de Lionel-Édouard Martin

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 30 novembre 2014 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Parce que c'était elle, parce que c'était lui (et eux, et nous).

Au commencement était le Verbe, mais ce dernier était dans l’Écrivain, bien au chaud, antéposé au fond d’un homme qui se sentait peuplé de son roman (cf. p. 9), prêt à en découdre avec ses morts, en soldat de la mémoire et de ses ombres capricieuses. Ce sera la voix principale du livre, Michel en l’occurrence, un peu plus de la cinquantaine de nos jours, neveu de Marielle, tante septuagénaire, qui, elle, sera la seconde intonation de cette histoire, l’autre moitié d’un texte faussement dualiste car tout en lui recherche la réconciliation, le rassemblement de deux individus qui font de l’écriture une occasion de se jouer du destin, de cette « Chose » (cf. pp. 166-175 et 267-8) qui ne les aura point ménagés.
Ce sont deux chants d’un cygne siamois qui vont à l’unisson d’un épisode familial qui prend racine en 1892, avec la naissance du patriarche Paul, le « vieux Paul » décédé presque centenaire en 1990, et qui s’achève donc avec nous, à notre époque, avec un Michel quinquagénaire retiré du monde, écrivain confirmé, décidé à l’écriture de soi et de ses proches, puis avec Marielle, elle aussi retirée, mais pas vraiment toute seule – la nuance est décisive, ce que le lecteur découvrira tout à la fin, lorsque quelques comptes seront réglés.
Michel et Marielle, soit, chacun se faisant alternativement le narrateur de l’autre, chacun par délégation se ressouvenant de ses moments fondateurs, de ses poussées dans la vie, avec cependant une prédominance pour les chemins de Marielle, car c’est elle l’aînée, c’est elle qui, au préalable, rapporta à son neveu les impénétrables volontés de cette « Chose », à savoir quatre deuils constitutifs qui présidèrent à leur rapprochement, à la création du binôme Marielle/Michel, lequel devait durer pas moins de trente-quatre ans, jusqu’à ce qu’une petite mort s’ensuive, jusqu’à ce que survienne un petit grain de sable dans la machine de ce couple platonique, cause véritable de la résolution d’écrire, de s’écrire même, et de faire avec les mots des tombeaux, des repères où puissent enfin venir s’agréger des émotions longtemps différées.

Pour récapituler, il y eut d’abord le vieux Paul qui eut le béguin pour « la Lise », malgré les vingt ans qui les séparaient. À eux deux, ils mirent au monde deux enfants, deux faux jumeaux, Pierre et Marielle. La « délivrance » fut à double tranchant : le 10 novembre 1935, Lise fut donneuse et receveuse à la fois, elle donna la vie et en échange la mort la surprit. Sachant la fibre paternelle du vieux Paul assez peu développée, c’est la « dame Mousselin » qui sera spontanément désignée pour être la mère de lait, la nourrice de la première heure, d’où, ensuite, le surnom amusant des enfants – le Mousselin pour Pierre, la Mousseline pour Marielle. Ils grandiront dans le sillage d’un père taiseux, charbonneux, être de houille et de conduites souterraines, sans doute plus à l’aise dans les ténèbres de son silence et de ses douleurs contenues. Après quoi Pierre fera l’armée, il aura le droit de s’émanciper. Marielle, en revanche, éprouvera le visqueux de sa condition. On la dit à l’aise dans l’écriture, douée à sa manière d’adolescente rurale, mais elle devine les réticences de son père (cf. p. 30). Le frère et la sœur ont ainsi tous les deux expérimenté le désir d’arrachement, l’envie de s’extraire de la Caverne paternelle, au sens propre d’ailleurs (cf. pp. 44-5, puis pp. 259-261, lorsqu’ils reviennent en conquérants et que la Caverne ne leur paraît même plus digne d’être menaçante). Pierre, par ailleurs en service à Paris, s’amourachera d’Anne. Ils auront un enfant et celui-ci, naturellement, se prénommera Michel. N’y tenant plus, Marielle fera le voyage pour Paris, pour aller voir la grande ville et la grande vie, les monuments historiques et son neveu, surtout lui à vrai dire, l’enfant tout nouveau en ce monde, la chair de sa chair, ne serait-ce qu’indirectement.

À partir de cette substance familiale, Lionel-Édouard Martin invente une série d’accidents, tantôt heureux, tantôt malheureux (mais la vie n’est-elle pas de toute façon une déformation cohérente, une dissonance obligée ?), faisant cependant de cette famille en apparence anodine un genre de clan Kennedy à la française, travaillée de l’intérieur par une malédiction qui ne laisse guère le temps de s’appesantir dans le bonheur. À tous les instants heureux viendront s’ajouter les signes d’une durée calamiteuse – c’est la triviale relativité du temps, toujours éphémère dans l’agrément, toujours paresseux dans le calvaire. Ce n’est que provisoirement que Marielle se rassasie de Paris. Sinon, elle sent bien qu’on lui colle aux basques, qu’il y a une présence qui lui pèse. Alors qu’elle évolue dans le fameux métropolitain de la ville, son visage se fait archéologie de la famille, tel un ancien monde qui se préparerait à entrer dans le nouveau, sans pour autant se délivrer de ce passé difficile, avec ce chuchotement maternel permanent, ce « maman » qui ne peut pas la quitter (cf. p. 51 où l’on voit dans le visage du petit Michel les traits véridiques de Lise), la ramenant chaque fois à ce vide de jeune orpheline, à contre-courant de toute possibilité d’avancement, ceci en dépit des wagons se secouant, roulant en avant toute (pp. 61-2). Marielle ne saurait par conséquent fonctionner en extension ; elle est toute en contraction, tant et si bien qu’elle finit par mentir « par apocope », disant qu’elle s’appelle « Marie », ce qui, en outre, n’est pas si mal venu quand on rencontre un Joseph.

Joseph et Marie, tout de même une extension, oui, un dédoublement bienvenu pour la pauvre Mousseline – ils connaîtront la réciprocité amoureuse telle qu’on aime la qualifier dans les commentaires composés, lorsque le jeu des regards fait bombance, lorsque les yeux se font des douceurs et des métaphores. Ceci étant, Lionel-Édouard Martin ne tombe pas dans le stéréotype. En écrivain de tous les registres, l’auteur redouble déjà de voix (Michel et Marielle), mais il crée également des images d’une confondante justesse, comme le philosophe met sur pied des concepts et des raisonnements avec aisance. Ainsi en va-t-il du premier baiser de Marielle avec Joseph, dont on aurait pu dire tant de maladresses et d’artifices, et qui, pour Lionel-Édouard Martin, trace une équivalence entre le sentiment amoureux et la sensation d’être mordillé par de petits chiens fébriles (cf. p. 123). Nul besoin d’être ostentatoire en amour, parce que toute poésie, du reste, est certainement une économie des moyens d’expression. L’amour n’est à cet égard jamais l’affaire des molosses et des dogues, la virulence n’étant réservée dans le livre qu’à la Chose, à ce Machin informe, à cette fatalité qui montre les dents et qui s’amène en page 166, sous la forme d’une intuition, d’un très mauvais pressentiment, comme si la numération du livre se faisait complice de son contenu. Aussi, même si Marielle est double (par sa rencontre et par son écriture), elle devra redoubler de vigilance. Jetée au milieu d’un monde qui lui est essentiellement défavorable depuis le début, son surcroît de consistance culturelle glané en compagnie de Joseph (cf. pp. 133-6) ne représente qu’un maigre bouclier. La culture, que l’on sache, n’est guère qu’un rempart fragile quand on la mesure à la force de la nature. Souvent, de la sorte, on écrit pour conjurer la mauvaise fortune qui nous a pris par surprise. On essaye alors d’artificialiser le réel – on se dédouble avec les mots, on part de Marielle pour aboutir à Mousseline, on devient subrepticement Marie, puis Marie/Joseph, puis un récit à l’imparfait qui met tout en œuvre pour se reprendre après avoir été confondu, trompé, déconcerté par une improvisation sournoise du sort, voire un « coquin de sort ! » comme le disent encore quelques grands-parents.

Joseph disparaîtra avec la même rapidité qu’une page qui se tourne – en un éclair, en un froissement, en un écrasement de mots, chassés par d’autres phrases, plus affamées (cf. p. 175). Ceci, de toute évidence, l’auteur l’exprime cent fois mieux que nous. Après ce choc, ce nouveau deuil, comment faire droit aux possibilités de la jeunesse, à la liberté qui devrait pourtant lui être consubstantielle ? Jadis orpheline de mère dès le premier jour de sa vie, voilà que Marielle se retrouve veuve à pas même vingt-cinq ans. Que faire dans de telles conditions ? Se résigner ? Se résorber ? Non ! Écrire, probablement, ou réécrire, continuer à se dédoubler, à croître et à multiplier dans la mouvance d’un récit qui fait tout ce qu’il peut pour s’étendre, pour se répandre malgré la sécheresse de cette odieuse Chose.
Bien que le vécu ne se laisse pas facilement mettre en formules (cf. pp. 163 et 207), les mots de Michel et de Marielle se répondent à qui mieux mieux, poussant dans ses retranchements la Chose qui voudrait déjà faire de leurs vies respectives des destins, ou des essences pour parler comme Sartre. Or écrire c’est agir, c’est exister, et exister, si l’on continue de s’appuyer sur la thèse existentialiste, c’est justement ne pas être. L’écriture, en revenant sur ce qui a été vécu, corrige et laisse en suspens ; elle évite de faire définitivement être parce qu’elle comprend que la vie est constamment en sursis, engagée, en situation, et ce quoi qu’il puisse advenir, quel que soit le degré terrible de la contrainte qui se montre. C’est en ce sens que Michel suggère qu’en écrivant, il a ressuscité Marielle et qu’il a offert à ses parents la sépulture dont ils n’ont pas pu bénéficier (cf. pp. 285-6). Quand elle n’est pas requiem ou oraison funèbre, l’écriture ne prend pas les vivants ou les morts pour des proies ; elle les réinvente et elle leur évite de disparaître. Et dans la mesure où l’existentialisme de Sartre est athée, l’écriture devient en quelque sorte un procédé omniscient ; elle devient le plus insistant des choix et des devoirs : elle fait la synthèse du particulier et de l’universel, elle fait de chaque unité (ou chaque vie) la matière d’un dédoublement qui s’implique dans l’humanité tout entière, si bien que tout personnage transporte en lui tous les autres, se faisant le reflet de tout le monde, se transcendant jusqu’à faire de sa différence (être en vie par exemple) le moyen d’accepter une similitude contrariante (l’accord avec la mort).

C’est ce qui fait de ce roman un texte remarquablement heureux et optimiste : tout est susceptible de trouver son adéquation dans son contraire, et même dans son autre absolu, parce que, fort intelligemment, l’écriture de Lionel-Édouard Martin fait valoir sa puissance de compréhension et d’extension. Marielle aura souffert, c’est entendu, mais elle se relancera, elle identifiera ses ouvertures, ses portes de sortie, ses marges de manœuvre – elle pourra vivre en face du cimetière du Père-Lachaise, près de Joseph, tout en faisant prospérer son agence matrimoniale (elle fera de son malheur des raisons suffisantes pour le bonheur des autres et le sien). Elle n’aura jamais été aussi libre que dans le malheur pourrait encore nous souffler Sartre, parce que la contrainte aura fait de ses actes autant de gestes percutants et de ses pensées autant de conquêtes.
La situation est similaire pour Michel, et elle est peut-être encore plus belle si l’on accepte de créer un double avec l’intertextualité : dans le tremblement de terre d’Agadir qui emporte ses parents le 29 février 1960 (Pierre et Anne), comment ne pas lire ou entendre, à travers les descriptions de Lionel-Édouard Martin, l’écho du séisme d’Haïti, que l’auteur a pleinement vécu le 12 janvier 2010 ? Car les doubles de Mousseline, on ne s’y trompera pas, sont en partie ceux de Lionel-Édouard Martin, et l’homme a une écriture si compréhensive qu’il est impossible qu’elle n’embrasse pas, au passage, un peu de l’universel qui gît en chacun de nous et de nos disparus.

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