Le pays de l'alcool de Mo Yan

Le pays de l'alcool de Mo Yan
(Jiuguo)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par Myrco, le 22 février 2015 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 74 ans)
La note : 5 étoiles
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Sous les délires, la satire

"Le pays de l'alcool" figure parmi les grands romans les plus connus de Mo Yan, il est celui dont son auteur se déclarait à une époque, le plus satisfait. C'est en tout cas une œuvre dont l'extravagance ne manquera pas de dérouter plus d'un lecteur, y compris parmi ses admirateurs, dont je demeure, bien que je n'aie pas échappé ici à une certaine perplexité.

Ce roman, écrit en 1989-1990, juste après les évènements de Tian'Anmen, se veut une satire (plus que jamais d'actualité) de la corruption éhontée qui gangrène tout l'appareil bureaucratique chinois. On comprend que dans un régime totalitaire de ce type, qui plus est dans le contexte répressif du moment, toute critique de l'intérieur n'ait pu oser s'aventurer que masquée. De là sans doute le recours à tous les artifices que permet la littérature et d'abord (dans la droite ligne du "Journal d'un fou" de Lu Xun) à la métaphore du cannibalisme des cadres dirigeants qui se nourrissent du peuple, condamnant l'avenir de ses enfants, sur laquelle s'articule le propos central du livre. De là probablement aussi, le choix de registres qui semblent n'entretenir que peu de liens avec le réel ou tourner le dos au sérieux, de même que celui d'une structure assez complexe sur laquelle je reviendrai.

Le début du roman s'amorce comme une intrigue policière: sur la foi d'une lettre anonyme dénonçant un trafic de chair d'enfants destinée à la consommation humaine dans la région de Jiuguo (le pays de l'alcool) une enquête est diligentée par le parquet suprême qui la confie à l'inspecteur Ding Gou'er. Celui-ci s'oriente sur les cadres de la mine de charbon du coin, en lien avec le principal suspect, Jin Gangzuan, un cadre du parti. Convié par eux à un repas fastueux dont le clou sera un plat qui a toute l'apparence d'un enfant, contraint de boire bien au-delà de ses possibilités, notre anti-héros va se trouver happé dans une spirale de circonstances où l'alcool et l'attrait du sexe vont lui faire perdre tout contrôle de la situation...La piste du roman policier n'aura pas fait long feu et l'auteur abandonnant très vite son lecteur dans l'impasse, nous entraîne dans un univers déjanté où la farce et le grotesque le disputent au glauque, où le réalisme cède le pas à un univers surréaliste, peuplé de fantasmes et de visions hallucinatoires noyés dans les vapeurs éthyliques.

Par ailleurs, usant de procédés de mise en abîme, l'auteur déroule parallèlement au récit de la descente aux enfers de son "héros", un deuxième fil qu'il tresse avec le précédent tout au long du roman. Il s'agit d'une relation épistolaire que Mo Yan lui-même entretient avec un certain Li Yidou, docteur ès alcool (Jiuguo s'avérant un haut lieu d'enseignement des technologies de distillation et d'assemblage de l'alcool). Ce personnage, souhaitant se consacrer à une carrière littéraire, s'impose en disciple du maître et va lui soumettre ses "romans" tout en sollicitant son aide pour leur publication. Ainsi, chaque chapitre alterne un épisode du roman de Mo Yan en cours d'écriture, un échange de lettres et un récit censé être de la plume de Li Yidou. Ces récits plus ou moins indépendants les uns des autres, qui donnent, entre autres, tantôt corps à la thèse du trafic d'enfants, tantôt exaltent les vertus de l'alcool interfèrent souvent avec le récit principal. Que leurs univers se recoupent ou mettent en scène des personnages communs (le nain patron de l'auberge ou le jeune homme au corps couvert d'écailles par exemple), il en résulte plusieurs niveaux de récit mêlant habilement fiction et réalité dans lesquels tendent à se noyer les véritables intentions de l'auteur.
Le dernier chapitre renouera les deux fils narratifs par la rencontre de Li Yidou et de Mo Yan, ce dernier jouant à la fois sur l'autodérision et le dédoublement pour mieux brouiller les pistes.

Bilan de lecture en ce qui me concerne: une perception extrêmement contrastée de ce roman.
D'un côté, on ne peut nier la fertilité époustouflante de l'imagination de l'auteur, la dynamique étourdissante qu'il imprime à son roman, la facilité déconcertante avec laquelle il semble évoluer dans sa création. Il y a là-dedans de l'ironie, de l'espièglerie, mais aussi quelques propos incisifs noyés dans une richesse métaphorique, une symbolique de certains personnages, qui posent d'ailleurs parfois question. On y trouve des morceaux de bravoure éblouissants et jouissifs (cf. le début du chapitre 2). L'œuvre est originale et foisonnante; je n'en ai pas livré tous les aspects notamment tout ce qui a trait au martyre des ânes: Mo Yan fait souvent référence dans ses ouvrages aux pratiques cruelles envers les animaux.
D'un autre côté, l'œuvre souffre à mon sens de certains excès. Le lecteur (et pas seulement la censure de l'époque) risque, comme moi, de se retrouver un peu perdu dans ces jeux de miroirs. La structure répétitive des chapitres finit par devenir lourde et lasser. Certains passages (notamment attribués à Li Yidou) m'ont profondément ennuyée, d'autres un peu trop délirants pour moi m'ont laissée sur la rive. Je n'ai guère apprécié certains aspects crus et peu ragoûtants même s'ils sont vraisemblablement destinés à illustrer l'état de décomposition et d'abjection de la société et l'impuissance vis à vis de cette situation.

Bref, chacun réagira avec sa propre sensibilité mais ce n'est sûrement pas le genre d'œuvre susceptible de faire consensus. Je ne la conseillerai donc pas à quiconque n'aurait pas encore abordé Mo Yan.

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