Les terres du couchant de Julien Gracq

Les terres du couchant de Julien Gracq

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Radetsky, le 22 octobre 2014 (Inscrit le 13 août 2009, 81 ans)
La note : 10 étoiles
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Les clefs du Royaume

Cet inédit posthume de Julien Gracq vient d'être publié par Corti, son éditeur attitré. Longtemps travaillé par son auteur dans les années cinquante (3 ans, avec des remaniements ultérieurs), ce qui porte le nom de "récit" a été extrait des papiers déposés à la B.N. et enfin porté au jour. Gracq, jugeant ce travail par trop inabouti, s'est ensuite désintéressé de lui au profit d'oeuvres telles que "Le rivage des Syrtes ou encore "Un balcon en forêt", et l'a laissé en l'état. On ne peut qualifier ce livre comme une ébauche, une tentative fragmentaire, tant la "patte" du maître s'y fait sentir dans chaque phrase, avec le même bonheur.
Tout Gracq est là, dans la maîtrise parfaite d'un style, d'une langue somptueuse telle qu'il nous a accoutumés à la recevoir, dans des thèmes à lui familiers. Ce moderne classique nous étonne une fois encore, bien que les parentés soient nombreuses avec l'oeuvre parue de son vivant.

Où sommes-nous ? dans le "Royaume". Règne indéfini et d'autant plus imposant qu'il reste dans les limbes de l'allusion brouillée tant et plus par la description minutieuse qu'en fait le narrateur, quant à son origine (lointaine), son pouvoir (discret mais comme indestructible), ses institutions tatillonnes se perdant à la manière d'une horloge dans la répétition calendaire des traditions administratives et juridiques (le héros du récit est un membre de cette catégorie, sorte de sénéchal préposé à la garde locale du recensement territorial) destinées à en assurer la permanence et la légitimité. Mais bon, on est "à l'ouest"... comme si ce seul indice suffisait à donner tout son poids à une situation admirablement destinée à accueillir les invasions dans un territoire amolli dans ses oeuvres vives par les ans et l'immobilisme.

Qui l'habite ? Une caste lointaine, jouant de l'assurance que procurent le dépassement avec parfois des résultats politiques à la Pyrrhus de situations dangereuses dans le passé, la finasserie matoise et assurée d'elle-même dans une diplomatie de compromis sans cesse réveillés sans qu'un sursaut de nouveauté ne l'altère vraiment, bref, une pesante et douce inconscience face à l'écoulement temporel qui rebat cependant avec une vigueur inquiétante des cartes devenues opaques à des yeux au regard fossilisé. Là-dessous un peuple de paysans, marchands, militaires, fonctionnaires, occupés à peupler l'espace et le temps comme on pouvait l'occuper sans doute aux XVIIe siècle ou sous Louis XV, dans des tâches tout aussi enracinées dans l'habitude et une absence totale de prescience quant au futur.
Un Royaume que l'Histoire aurait abandonné pour toujours.
Parfois la toponymie semble fournir une piste, mais bientôt on s'égare, car à des termes franchement celtiques (ou Gaulois) comme "Brega", vont s'adjoindre des sonorités scandinaves, germaniques, finnoises ou... islandaises. Autant laisser l'atlas de côté !

Quand ? Là encore l'incertain est la règle. Le XVIIe/XVIIIe siècle ? Le Moyen-Âge ? Nul n'en distingue des traits décisifs, que ce soit dans l'architecture, l'habit, la coutume, l'outillage ou les armes. Encore qu'une rapide allusion aux "canons de bronze" paraisse plaider pour une arme conçue par M. de Gribeauval, plutôt que pour une antique couleuvrine en ferraille... mais les archaïsmes qui affleurent partout font penser, décidément, que tout dans ce récit est métaphore, allégorie, envoûtement, défi à la sacro-sainte logique formelle.

La trame du récit se distingue cependant de ce que nous connaissons déjà. Le Rivage des Syrtes, qui vient immédiatement à l'esprit s'éloigne bientôt : le héros, avec quelques compagnons bien choisis, va bel et bien rentrer dans le vif du sujet et secouer le sommeil institutionnel d'un espace et d'un temps, pour donner à la jeunesse, à la vigueur, à la lucidité, tout leur sens dans la quête d'une Liberté grande à la mesure de l'aveuglement collectif dont ils vont s'évader incognito afin de se mesurer par des actes avec le réel.

Il faut insister sur le balancement perpétuel entre le réel et le rêve, l'Histoire et le Mythe, la conscience et l'imaginaire, parmi lesquels Julien Gracq conduit son lecteur, ainsi qu'il a coutume de le faire. Et on se prend à penser que ce "fragment" (qui a la dimension du travail porté à bonne fin) contient toutes les nuances et les vertus de l'achèvement.
D'emblée on est plongé dans le monde magique et concret à la fois peint par Gracq, où se combinent, on devine avec quel art, les minuscules brillances d'un détail, comme le rendu d'une broderie dans un tableau de la Renaissance, ou les grands à-plats que le ciel ou la brume autorisent. Le clair-obscur, l'infinitésimale altération d'un visage, les âcres senteurs des bêtes, des forêts, de la terre et du sang, composent ce qu'en peinture un Rembrandt aurait pu représenter avec le même bonheur.
C'est véritablement la "Symphonie inachevée" de Julien Gracq, tout aussi porteuse du talent de l'auteur que le reste de son oeuvre.

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