Etrange façon de vivre de Enrique Vila-Matas
( Extraña forma de vida)
Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone
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Le jour de la conférence
Un écrivain réaliste - qui a entrepris une trilogie sur les déshérités de son quartier (on pense à Pessoa) - compose tout le jour qui la précède le texte de la conférence qu'il doit donner au soir sur « la structure mythique du héros » et qui doit décider du sort futur de sa vie. Dans le but de captiver, à la façon d’une Shéhérazade, sa belle-soeur et par ailleurs amante qui sera présente à la conférence, et à la veille qu'elle ne le quitte pour longtemps, il choisit d’en modifier le sujet et de faire plutôt porter sa causerie sur l'espionnite à la base de tout travail d’écrivain.
Tout en préparant la conférence qu’il ne donnera finalement pas (on pense à Paludes de Gide), il se remémore divers épisodes de sa vie : ses rencontres respectives avec Dali et Graham Greene, son père dépressif, le grand-père atteint de folie, son fils débile, son épouse qui lui a promis un amour infini mais qui ne lui inspire plus de désir... Il perçoit que sa manie d'espionner son entourage propre à nombre d'écrivains est une façon de se comporter comme s'il était l’ancien Dieu des chrétiens.
« Depuis que Dieu n’existe plus, depuis que nous ne croyons plus que quelqu’un nous observe, notre vie manque de finalité. (...) l'homme des siècles précédents, qui avait gardé le sens de la religion, croyait qu’une divinité le contemplait et, par conséquent – comme un footballeur face au regard rigoureux de ce grand espion, de cet être supérieur qu’est l’entraîneur -, il cherchait à donner une cohérence aux objectifs de ce jeu qu'est la vie pour qu’elle se conforme au regard de cet observateur. Mais aucun être supérieur à nous ne nous voit et tout ce qui nous arrive nous arrive sans raison. »
A la suite d'une bagarre avec un barbier qui a perdu sa femme et ses enfants et qu'il idéalisait au point de le faire figurer dans sa trilogie, il réalise que l'homme est un ignoble individu. Il comprend que les personnages réels, copiés directement de la réalité, sont décevants et que ceux qui l’intéresseraient vraiment ne peuvent venir que de l'imagination.
Il redécouvre son fils supposé crétin sous un autre jour. Il se libère d’un réel qui l’avait toujours oppressé, d'un moi duquel il était devenu le prisonnier.
« Même si quelques coups me faisaient souffrir, je me sentais délicieusement propre et rasé de près, et, surtout, libre de tout poids. En effet la réalité a toujours été très lourde, un fardeau insupportable. Je me suis réjoui en silence de m'en être libéré, ainsi que de la description méticuleuse des boutons des fesses de mes voisins. »
Ecrit simplement mais d'une façon qui s'attache à être méticuleuse aux détails, le propos sombre, narrant les tergiversations et l'interrogation existentielle du héros est égayé d’une liberté de ton qui injecte des éléments triviaux, de dérision, et agrémenté de situations cocasses, vaudevillesques. Le tout dans une structure très pensée (la description d'une journée fait penser à Ulysse de Joyce, une certaine lourdeur en moins), aux multiples références (Villa-Matas est un gai érudit) mais traitée de manière singulière.
Le roman le plus jubilatoire qu'il m’ait été donné de lire depuis longtemps.
Les éditions
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Étrange façon de vivre [Texte imprimé] par Enrique Vila-Matas trad. de l'espagnol par André Gabastou
de Vila-Matas, Enrique Gabastou, André (Traducteur)
10-18 / 10-18. Série Domaine étranger
ISBN : 9782264032935 ; 2,01 € ; 04/09/2003 ; 160 p. ; Poche
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Jubilatoire
Critique de Pacmann (Tamise, Inscrit le 2 février 2012, 59 ans) - 30 août 2014
Sa couverture ne l’identifie pas comme un roman, mais il est légitime de s’interroger sur la nature particulière de cette œuvre.
Est-ce un essai sur l’amour et l’exaltation des sens ? Est-ce une série de réflexions sur le métier de l’écrivain que l’auteur compare à celui d’espion ?
L’auteur parvient en tout cas à captiver le lecteur grâce à une forte sensibilité qu’on retrouve d’ailleurs chez beaucoup d’écrivains hispaniques.
L’écrivain qui évoque son métier m’a toujours aussi paru un thème riche et aboutissant à des réussites littéraires.
Même si ce livre particulier fait actuellement curieusement l'unanimité sur CL, car je crois qu'on a le droit de ne pas le trouver à son goût, je confirme qu'il s'agit pour moi d'une de mes meilleures lectures de cette année.
Livre de réflexions
Critique de Drclic (Paris, Inscrit le 13 mars 2004, 48 ans) - 2 avril 2004
Une vie d'espion car une vie d’écriture. A la manière d'un Camus dans "la chute", Vila-Matas nous livre ses réflexions, divagations sans se freiner ni se censurer.
Un livre profond, amusant parfois.
Indispensable aussi.
Estanha forma de vida...
Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 7 décembre 2003
L’art de tourner en rond dans le labyrinthe sans jamais rencontrer le Minotaure, en somme. Des Thésée de raccroc, certes ; une Phèdre et une Ariane entre lesquelles il conviendrait de tirer à la courte paille, ou sur la pelote de laine qui conduirait à qui ? A l’épouse éternelle, à l’amante éphémère ? Un Dédale prudent, sans doute, un Icare impatient. Et puis se rendre compte à la sortie qu’on était soi-même le Minotaure, un tout petit Minotaure inoffensif guetté par un deuxième Minotaure en miroir, puis un troisième, et un quatrième… comprendre que c’est ça, un romancier : un Minotaure qui s’ignore dans un labyrinthe de glaces ; comprendre que c’est ça, un roman : un grande route qui se promène dans un dédale de miroirs.
Et puis trouver des références aux autres, aux aînés, aux classiques, aux manipulateurs de faux-semblants, aux contorsionnistes de l’inconscient, aux fildeféristes de schémas narratifs, comme Goethe : « La vie est courte, les journées longues. » Découvrir Goethe dans une chanson de Marilyn Monroe : « One day too long, one life too short. »
Et retrouver sans cesse, comme un refrain, ce titre “Etrange façon de vivre”, dont on apprend qu’il est aussi celui d’une chanson d’Amalia Rodrigues, « Estranha forma de vida », que l’on n’aura de cesse d’avoir entendue, imaginant déjà ce fado lancinant, ces remous de saudade…
Comprendre qu’écrire un roman, c’est mimer la folie pour ne pas y sombrer, réécrire sans cesse, pour l’exorciser, ce jour où tout aurait pu basculer, ce jour où la lâcheté fut bonne conseillère : « Moi, j’étais un homme dont les jours particulièrement mémorables brillaient par leur absence. Mais, en ce jour d’hiver, tout avait l’air de se dérouler de façon parfaitement anormale, ce jour avait, semblait-il, pour vocation de se transformer en l’un de ceux que, avec le temps, notre mémoire finit par retenir comme des longues journées, et sur lesquelles il nous arrive même d’écrire ; oui, nous écrivons sur eux, obsédés par ce jour où notre vie tout entière a pris, en quelques secondes, une orientation décisive, nous écrivons parce qu’il ne nous reste rien de mieux à faire que de nous en souvenir et nous écrivons que nous nous en souviendrons toujours. Nous ne vivons plus, nous nous contentons d’écrire sur lui : étrange façon de vivre. »
Etre ce héros du quotidien à la recherche du livre perdu, comme dans « Si par une nuit d’hiver un voyageur » de Calvino. Etre ce rêveur impénitent cherchant sa vie sans jamais la trouver, cherchant des mots de passe pour trouver un passage vers l’inconnu, vers le possible, vers l’acquiescement, vers le sourire…
Enrique Vila-Matas
Critique de Darius (Bruxelles, Inscrite le 16 mars 2001, - ans) - 28 octobre 2003
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