Les chèvres du Pentagone de Jon Ronson
(The man who stares at goats)
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Essais , Sciences humaines et exactes => Histoire , Sciences humaines et exactes => Divers
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Une enquête sur l'utilisation moderne de la parapsychologie par la CIA et par l'armée américaine
Cet essai de Ron Jonson est un pamphlet à l’anglo-saxonne, dont l’écriture simple et percutante rappelle irrésistiblement celle de Michael Moore. Il est constitué d’une série de portraits et d’évènements dont l’enchaînement et l’accumulation finissent par composer le récit, plus ou moins cohérent, de la mise en œuvre par l’armée américaine de techniques non létales inspirées par les mouvements "new âge" des années 60/70.
En 1953, Alan Dulles (directeur de la CIA) déclara que la guerre s’engageait désormais sur le champ de bataille de l’esprit et lança un vaste ensemble de programmes de recherches qui comprenait notamment l’étude des pouvoirs supranormaux (voyance, télépathie, etc.). Alan Dulles s’appuya fortement sur Sydney Gottlieb (un bouddhiste doué de dons de prestidigitateur). L’un des programmes, intitulé MK-ULTRA, visait à prendre le contrôle de l’esprit de l’ennemi à son insu. Le projet « Artichaut » portait sur l’étude des drogues (héroïne, LSD, etc.) et leurs différents usages possibles (interrogatoires, assassinats par empoisonnement, manipulations, etc.). Un autre programme étudiait les pratiques et positions sexuelles favorisant les confidences sur l’oreiller… Ron Jonson évoque longuement le cas de Franck Olson, qui travaillait au sein du projet "Artichaut" et aurait été éliminé car, en raison de remords de conscience après avoir assisté à des expérimentations sur des prisonniers (anciens nazis ou agents soviétiques), il s'apprêtait à dénoncer publiquement les expérimentations de la CIA sur des cobayes humains.
Peu après la CIA, l’armée se mit également à recourir à des médiums au sein de son service de renseignement. En fait, de nombreux militaires traumatisés par la guerre du Vietnam avaient recours aux techniques de méditation pratiquées par les mouvements hippies et new-âge. Le lieutenant-colonel Jim Channon obtint l’accord de ses supérieurs pour tenter de développer un usage militaire des techniques new-âge de développement intérieur : Jim Channon est présenté comme un idéaliste pacifiste convaincu de la possibilité de traiter les conflits par des chevaliers modernes "moine/soldat" employant des moyens non létaux respectueux de l’éthique et de l’environnement (sa pensée est condensée dans le guide du First Earth Battalion) mais l’objectif de l’armée était plus prosaïquement de créer des super-soldats (qui se baptisaient eux-mêmes super-ninjas ou guerriers Jedi…) capables d’anéantir toute volonté de résistance de l’ennemi ou de le tuer par la simple volonté (le laboratoire des chèvres fait écho aux animaux utilisés par les forces spéciales pour leur entraînement aux méthodes de combat, classiques et non classiques, qu’ils intégraient dans leurs techniques d’arts martiaux – un homme [Guy Savelli] avait la capacité de tuer en quelques heures un animal [chèvre ou hamster] simplement par la force de sa pensée). Malgré la désapprobation apparente de la hiérarchie militaire (quelques officiers généraux très haut placés y ont vu une influence satanique !), les thèses de Channon (qui a quitté l’armée) ont séduit quelques gradés (principalement le général Stubbebine et le colonel Alexander) qui ont repris ses principes et leur ont cherché des applications, notamment dans le renseignement militaire (qui était déficient dans les années 70) et, plus tard, dans les PsyOps. Outre l’importance croissante donnée aux opérations de séduction pour conquérir le cœur de l’ennemi (en créant des infrastructures utiles, en adoptant un comportement exemplaire, etc.), plusieurs armes non-létales ont ainsi été inventées : la « mousse collante » (une mousse qui durcit en emprisonnant la personne sur laquelle elle a été dispersée), la « super boule polluante » (dont il est dit que son odeur pestilentielle serait capable de faire vomir un asticot !), l’hypnose lumineuse (capable de provoquer des évanouissements ou des crises d’épilepsie) et la musique subliminale. En parallèle, des militaires volontaires cherchaient, au sein d’une unité secrète sans existence officielle, à développer des capacités de médium (voyance, télékinésie, etc.). Des médiums ont d'ailleurs été utilisés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme suite aux attentats du 11/09/2001, pour tenter de prévoir les actions d'Al-Qaïda. Malgré des résultats expérimentaux mitigés, ces techniques ont été utilisées à plusieurs reprises au Nicaragua, à Waco (contre la secte des Davidiens) et, avec une intensité croissante sous l'administration Bush, à Abou-Ghraib (en Irak) et à Guantanamo. En Irak, les principes ont été dévoyés et se sont transformés en techniques sophistiquées de torture psychologique qui se sont finalement avérées contre-productives lorsqu’elles ont été divulguées (cf les photos destinées à humilier les prisonniers de guerre pour les faire craquer) car elles ont embourbé l’armée américaine en justifiant a posteriori la propagande de Saddam Hussein qui présentait les Américains comme un peuple décadent et dépravé. L’utilisation de la musique est la technique la plus complexe présentée par Ron Jonson car elle repose sur plusieurs critères : la douleur (en fonction du volume), l’épuisement psychique (idem + la nature répétitive des sons choisis), l’utilisation ou non de messages subliminaux et l’utilisation ou non de fréquences non-audibles par l’oreille mais perceptibles par le corps qui peut alors être affecté positivement ou négativement (l’auteur évoque l’utilisation des basses fréquences dont le brevet aurait été déposé en 1992 par le Pr Lowery, qui avait inventé un moyen de graver sur CD des « sons silencieux » - des recherches similaires auraient été menées en Russie).
Le livre, qui se lit très rapidement, n’est pas réellement un document d’investigation : il contient des répétitions et longueurs en raison d’une présentation non chronologique destinée à créer des effets de suspense pour mieux stupéfier le lecteur. En outre, Ron Jonson ne présente aucune preuve et ne fait que citer des noms ou rapporter les propos tenus par des autorités militaires dont on peine à comprendre comment elles ont pu accepter d’être à ce point tournées en ridicule. Par exemple, les tentatives du général Stubblebine pour entrer en lévitation, traverser le mur de son bureau (sans passer par la porte…) ou faire éclater un nuage par la force de sa pensée sont désopilantes tant elles sont grotesques.
Au final, le livre a le mérite d'exister mais il est très difficile de faire la part des choses entre la réalité factuelle et le biais interprétatif de l’auteur, qui n’est pas historien et multiplie exagérément les effets de style pour chercher à stupéfier le lecteur. J'ai vainement effectué quelques recherches sur internet sur le livre (la critique de Le Monde/Livres est juste un médiocre condensé d'anecdotes, sans aucun recul ni aucune analyse) et sur les acteurs cités par l'auteur. Le site du "First Earth Battalion" est assez confondant et je doute de la réalité des liens entre cette organisation (qui ressemble un peu à une secte new âge qui s'intéresserait à la politique internationale et à l'écologie) et l'armée américaine. Le général Stubbebine est cité dans quelques dossiers divers prêtant à la controverse (il semble être un bon client pour les journalistes...) et ses avis ne me paraissent pas d'une grande crédibilité...
Les éditions
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Les chèvres du Pentagone
de Ronson, Jon Esch, Jean (Traducteur)
Presses de la Cité
ISBN : 9782258080188 ; 2,98 € ; 25/02/2010 ; 280 p. ; Broché
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