Les femmes n'aiment pas les hommes qui boivent de François Szabowski

Les femmes n'aiment pas les hommes qui boivent de François Szabowski

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 7 janvier 2014 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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La puissance et l'acte de la paresse.

Conçu au départ comme le journal de bord d’une expérience professionnelle rébarbative, le texte s’est rapidement chargé de propriétés fictionnelles lorsque son auteur, François Szabowski, est arrivé au terme du petit contrat qui le liait à son entreprise. Au final, il n’y a presque rien d’autobiographique dans ce roman, sinon la situation initiale qui aura servi à délimiter le caractère du narrateur. Ceci explique la forme un peu singulière du texte, découpé en courts épisodes journaliers, avant que ceux-ci ne basculent vers quelque chose de plus sédimenté. Chacun de ces épisodes est intitulé avec un fort accent proverbial qui nous renseigne sur la psychologie du personnage principal (François Chabeuf). Il s’agit d’une sinistre enflure qui raisonne selon les enseignements les plus traditionnels de la société (le travail est nécessaire, la vie est un combat permanent, les amis sont rares, etc.), mais, s’il s’accroche formellement à ces préceptes surannés, Chabeuf, en profondeur, n’est guère différent du commun des mortels puisqu’il monte un incessant réseau d’intrigues afin de se dédouaner des obligations sociales classiques. En d’autres termes, il encense la valeur travail mais il déteste s’y confronter en propre. Éduqué au premier degré, individu qui plonge tête la première, Chabeuf accède à la nuance et à la réforme au fur et à mesure que ses complots atteignent leurs limites.
L’aspect épisodique du texte, en outre, permet de traiter un nombre considérable de valeurs établies. Parmi celles-ci, on peut citer tout le réseau axiologique qui entoure le monde du travail. Au début de son contrat de copiste, Chabeuf se sent pousser des ailes et il décrit sa tâche comme un Sisyphe amoureux de son rocher. L’écriture est de ce point de vue caricaturale, agile à forcer le trait, et il devient intéressant de comparer la stricte ligne de la réalité présumée avec les torsions que Chabeuf lui inflige. Cette impression constante de déformation parvient à son apogée lorsque, tous les dix épisodes, l’auteur rédige une synthèse des épisodes précédents. Ces interludes augmentent le système de contraction du réel. Ils apportent aussi des compléments de mauvaise foi qui rendent la focalisation de Chabeuf à la fois parasite, fabulatrice, matamoresque et cordialement divertissante. Ce sont là des volontés et des représentations nuisibles aux liens sociaux, comme des professions de foi successives qui se feraient un devoir de désagréger la confiance publique au seul profit d’une personne qui ne recule devant rien pour monter un échelon. En ce sens, lorsque Chabeuf voit arriver un rival potentiel à l’entreprise, il n’hésite pas à ourdir des plans calamiteux pour écarter de son chemin cet homme susceptible de lui barrer la route du renouvellement de contrat (pp. 15-7). La scène est décrite avec ce premier degré caractéristique de Chabeuf, aussi n’est-elle qu’une sorte de misérable crétinerie active, menée par un esprit boulevardier qui n’a aucune étoffe particulière et qui, par conséquent, ne rappelle que de très loin le personnage de Burke Devore dans Le Couperet, roman de Donald Westlake.

Cependant, en dépit de son héroïsme contestable, François Chabeuf ne lésine pas sur la dimension belliqueuse du monde et sur sa capacité à répondre aux agressions sociales : « Je me battrai jusqu’à ma mort, et qu’on me coupe les bras et les jambes, j’aurai encore les dents pour mordre. Et je mordrai. » (p. 40). Et cette combativité, il va en avoir besoin puisque son mandat de copiste ne se transformera pas en contrat à durée indéterminée, faute d’avoir su mener à bien les divers réseaux de ses manières conspiratrices. Il est débarqué de l’entreprise en même temps que Clémence, la supérieure responsable de service qui lui fit passer, deux mois auparavant, l’entretien d’embauche. À partir de ces deux révocations, le roman amorce un tournant vertigineux. Chabeuf descend très profondément dans l’architecture de la manipulation. De façon radicale, on pourrait affirmer qu’il intoxique ses proches avec la lenteur et l’assurance d’une maladie d’hiver. Clémence incube petit à petit le virus-Chabeuf et sa contamination prend des proportions, heureusement, qu’elle ignore. De son côté, Chabeuf réussit à signer un étrange contrat de présence avec Clémence. Il profite de la faiblesse passagère de celle qui fut sa supérieure en vue de se faire subventionner. En échange d’une somme mensuelle non négligeable, Chabeuf consent à vivre auprès de Clémence. Tout en administrant à Clémence une attention et des soins factices, Chabeuf poursuit son dessein d’organisation de l’oisiveté, de même qu’il se révèle comme un genre de ralentisseur psychique. La pauvre Clémence, plongée dans une apathie conditionnée, ira même jusqu’à témoigner à Chabeuf des marques d’affection charnelle qui promettent à ce pique-assiette des lendemains florissants (p. 74).
Rien n’est dédaignable pour Chabeuf dans les relations et l’entourage de Clémence. Il fait de tous les équilibres sains des occasions de faire pencher la balance en sa faveur. Il instrumentalise tellement les gens que ces derniers voient en lui un monstrueux talent en puissance. Audrey, une amie de Clémence, croit reconnaître en Chabeuf les gènes d’un écrivain. Elle lui propose de faire jouer ses relations auprès d’un éditeur de sa connaissance, puis, vaille que vaille, Chabeuf signe son contrat d’édition malgré les inconvénients financiers de cette activité (p. 128). Ceci étant, la voie de l’écriture lui remémore la logique de ses anciennes passions de copiste : « Et puis, à vrai dire, devenir écrivain n’est pas spécifiquement un changement de voie : après tout, copiste et écrivain ne sont pas des métiers si éloignés l’un de l’autre, et je dirais même au contraire qu’ils appartiennent à la même famille. Dans un cas, on retranscrit ce qui se trouve sur la feuille ; dans l’autre, ce qu’on a dans la tête. » (p. 129). Cette réflexion est typique des paresseux : quoi qu’ils fassent, parmi la multiplication de leurs projets toujours inaboutis, ils s’échinent à fonder une cohérence, et coûte que coûte cette harmonie doit être intégrée dans les opinions des gens dont ils dépendent.
Néanmoins les apparentes obsessions de François Chabeuf n’en font pas un personnage si inflexible que cela. Son jeu de machinations n’est pas invincible, d’où le fait qu’il ait souvent à se remettre en question, du moins, pour commencer, sur un plan strictement formel. Ses acquis sont fragiles et sa vigilance doit redoubler d’efforts, tant et si bien que ce professionnel de la paresse, ce carriériste du mouvement cataleptique pour ainsi dire, est chaque fois confronté à la vérification de ses cabales, tel un dictateur, chaque matin, se réveille avec la peur de perdre son pouvoir. À tout instant les châteaux de cartes peuvent s’effondrer. Car si Chabeuf semble parfois avoir l’emploi du temps de James Stewart dans Fenêtre sur Cour (pp. 175-6), il n’a pas l’alibi d’une jambe réellement cassée pour exister sans culpabiliser dans la station assise. Il est contraint d’inventer des stratégies pour faire durer la crédulité de Clémence et surtout pour entretenir l’illusion de ses compétences. C’est pourquoi il comprend qu’il est indispensable d’entamer la rédaction d’un second roman (p. 186), non seulement en vue de perpétuer sa condition d’écrivain et de justifier le fait que l’écriture, quelque part, lui offre l’opportunité de reformuler les règles de la fainéantise, mais aussi en vue de se sentir pleinement habité par une vocation artiste qui doit en principe l’affranchir de tout reproche (p. 222). Du reste, pendant le processus d’écriture, Chabeuf privilégie l’autofiction, ce qui ne manque certes pas d’être comique eu égard à ses pratiques sociales, et qui, de façon subtile, emmène le lecteur à s’interroger sur la fonction même des pouvoirs créateurs de l’écriture dans la mesure où Chabeuf, aussi bien auteur de son journal que de ses romans, paraît s’adonner à ce que Louis Aragon appelait le « mentir-vrai ».

[Gregory Mion est auteur chez les éditions Aux Forges de Vulcain]

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