Mort d'une inconsolée : les derniers jours de Susan Sontag de David Rieff

Mort d'une inconsolée : les derniers jours de Susan Sontag de David Rieff
(Swimming in a sea of death : a son's memoir)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Paofaia, le 9 décembre 2013 (Moorea, Inscrite le 14 mai 2010, - ans)
La note : 9 étoiles
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Et mort d'une mère

David Rieff, fils de Philip Rieff et de Susan Sontag est né en 1952. Après avoir été l'éditeur américain de Marguerite Yourcenar , Elias Canetti, Philip Roth ou encore Josep Brodsky, il se consacre désormais à l'écriture et au journalisme. Il couvre les grands conflits internationaux de l'époque , notamment Pour le New York Times Magazine.

ll existe beaucoup de livres écrits à la suite de la mort d’une mère ou d’un père. Hommage, souvenirs, règlements de comptes, etc.

Celui-ci est sans doute un peu différent. Non pas parce qu’il s’agit de la disparition d'un écrivain connu. Mais parce que ce sont plus des réflexions qui nous concernent tous , non sur la mort, qui n’est qu’un instant, non sur la perte et le deuil, mais sur les mois qui précèdent dans le cas d’une maladie au pronostic que l’on n’ignore pas fatal.

Alors, bien sûr, David Rieff raconte le parcours de sa mère. Enfance très malheureuse, force de volonté , lutte continuelle pour tout, une battante, comme on dit actuellement.. Immense amour de la vie, curiosité intense et pour tout et non acceptation de la mort.. ce qui lui avait d’ailleurs permis grâce à des traitements très expérimentaux à l’époque, de « guérir » de deux cancers . Et persuadée cette fois encore, qu’il n’était pas temps pour elle de mourir, elle avait encore tant de choses à faire. N’acceptant à aucun moment son impuissance..

"Pourquoi haïr la vie comme je le fais? Est-ce que je crains tant la mort? », écrivait Mme du Deffand. C’était le point de vue de Larkin et celui de Canetti lorsqu’il dit: « on ne devrait pas confondre le désir de vie avec son approbation. » Mais ce n’était pas celui de ma mère. Elle adorait vivre. Si je devais d’un mot définir sa façon d’être au monde, ce serait avidité. Avec l’âge, son appétit pour les expériences neuves comme ses espoirs pour ce qu’elle pourrait accomplir en tant qu’écrivain n’avaient fait que croître. Il n’y avait rien qu’elle ne voulait voir ou faire ou tâcher de comprendre. "

Et le fils? Il aurait voulu mourir à sa place, écrit-il. Culpabilité du survivant? C’est déjà assez anormal quand il s’agit de la mort d’un parent , qui est une chronologie logique, et en dit long sur la personnalité des deux protagonistes, mais c'est quelque chose que je n'ai aucun mal à comprendre.

"Entre qui est amoureux du monde- et comme elle aimait simplement être!- et qui ne l’est pas, le résultat prévisible n’est guère à prévoir. Que ma mère ait pris plus de plaisir au monde, et qu’elle en ait fait meilleur usage que moi est tout simplement un fait.
D’où la question de l’injustice de sa disparition, tandis que suis ici, encore, pour quelque temps."


En fait, Susan Sontag était, pour son fils, le genre de personnage qu’il imaginait ne jamais devoir mourir tant elle mettait d’énergie à ne pas envisager le monde sans elle.. A ne pas l’accepter.

Et cependant, elle eut la mort que d »autres » avaient eu avant elle, comme elle dut être amenée à le croire- la mort qui rend tout savoir dénué de sens et toute volonté dénuée de sens, la mort qui rend inutile le talent des médecins. elle eut la mort qu’elle avait redoutée lorsque apprenant son diagnostic, elle m’avait fait remarquer: « cette fois, je ne me sens pas spéciale » Et nul d’entre nous ne l’est , bien sûr. Et « pour le voisin , c’est vous qui êtes le voisin », comme disait une pub du métro de New York dans ma jeunesse- une phrase qui m’a toujours paru plus proche de la réalité humaine dans toute sa futilité, que ne l’était la détermination de fer de ma mère.

Ce qui est constant dans ces réflexions écrites plus de 2 ans après la mort de sa mère, , c’est ce questionnement continuel -et tellement vain- ai-je fait ce qu’il aurait fallu faire :

La vie ne peut être comprise que rétrospectivement; mais elle doit être vécue prospectivement, vers l’avenir. Cette remarque de Kierkegaard est l’une des phrases préférées de Jerome Groopman. Elle me vient souvent en tête lorsque je songe à tout ce que je n’ai pas fait pour ma mère- par réticence, par incapacité, bien que la distinction à vrai dire ne compte guère- et parfois cela m’aide et parfois non. Fondamentalement bien entendu, cette façon de penser est aussi inutile qu’absurde. Nul ne peut vivre sa vie penché sur les désirs d’un autre avec pour perspective probable qu’il leur survivra. Et cependant, quelque stupide ou bizarre que l’idée paraisse, je ne crois pas être le seul à avoir pensé en être capable. Mais je fis si peu quand elle pleurait, et elle pleurait souvent..

Et c’est d’autant plus vain qu’à le lire, je ne vois guère comment il aurait pu adopter une autre attitude puisque telle était la demande explicite de Susan Sontag.

L’agonie physique à laquelle elle se soumettait- et j’utilise ces mots sans la moindre hyperbole- n’était supportable qu’à la mesure de cet espoir, je le savais, comme je savais en quoi consistait ma tâche: l’aider du mieux que je pourrais à croire qu’elle allait vivre. Agir autrement eût été pour moi comme de lui dire: « tes souffrances sont pour rien: tu as tout parié sur une greffe et tu as perdu.

Un adage juif dit: « Tout comme c’est une obligation de dire à un être ce qui est acceptable, c’est une obligation de ne pas dire ce qui n’est pas acceptable. « Rien à dire de plus, et le vrai problème des remords de David Rieff ne se situe pas là, mais plutôt dans ces mots:


"J’aimerais tant pouvoir temporiser avec elle. « N’aime pas la vie à ce point », voudrais-je lui dire, « tu l’as toujours surévaluée. » J’aimerais la consoler, sachant qu’elle ne fut jamais consolable- pas plus que Larkin ou pas plus que moi, à vrai dire. Mais je voudrais essayer. Et, dans la façon dont j’imagine ( absurdement) les choses, j’accorde à ma mère une infime part d’acceptation de la mort; je répands sur elle un peu de l’indifférence bouddhiste envers l’extinction.

Très honnête et fine analyse du sentiment d'impuissance éprouvé, aucune complaisance, aucune impudeur.
David Rieff a enterré sa mère au cimetière Montparnasse. A côté de Simone de Beauvoir, Samuel Beckett, Emil Cioran, Sartre, Raymond Aron et Charles Baudelaire.

David Rieff ne parle presque jamais de la vie privée de sa mère. Quelques allusions, toutefois, en citant John Berger:

En réalité, a écrit John Berger, nous vivons toujours entre deux temps: celui du corps et celui de la conscience."Pour ma mère, dont le plaisir de son propre corps-jamais assuré- avait été irrémédiablement détruit par la mammectomie radicale, la conscience était au fond tout ce qui importait. Je crois que si on lui avait offert une immortalité de pure conscience, une immortalité ne consistant en rien de plus que la possibilité de se tenir au courant à l'infini des choses de ce monde, l'immortalité même factice d'une tête sans corps, elle aurait accepté avec soulagement et gratitude- avec envie. Chez elle, comprendre le monde n'avait rien à voir avec le fait de l'admirer. Elle voulait vivre le plus longtemps possible "juste pour voir à quel point les choses empirent.."

Elle me plait , cette Susan Sontag, même si elle ne devait pas être facile à vivre au quotidien...

Je trouve le titre français très beau, mais le titre anglais est: Swimming in a Sea of Death: A Son's Memoir

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Les éditions

  • Mort d'une inconsolée [Texte imprimé], les derniers jours de Susan Sontag David Rieff traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Weitzmann
    de Rieff, David Weitzmann, Marc (Traducteur)
    Climats
    ISBN : 9782081213203 ; 18,30 € ; 26/03/2008 ; 181 p. ; Broché
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